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Sur quoi repose l’engagement ?

Alexandra Bidet est sociologue, chargée de recherches au Centre national de la recherche scientifique.
En 2011, elle signe L’engagement dans le travail, livre qui fait suite à une enquête ethnographique, menée auprès de techniciens de la téléphonie. L’ouvrage questionne le travail, ses différentes formes et conditions d’activités.
Concept central de l’étude, l’engagement des travailleurs interroge : Qu’est-ce qui attache une personne à son travail ?

Qu’est-ce que l’engagement ? 

Au sens premier, s’engager c’est se mettre en gage. Le « s’» pronominal est à comprendre au sens fort car à travers lui, l’engagement met en gage notre liberté.
Mais s’il nous ferme des possibles, dessinant une route plutôt qu’une autre, il en ouvre aussi, nous rendant capable d’agir sur soi, sur le monde et sur les autres.

Pour la sociologue Alexandra Bidet, s’engager c’est « se dédier » ou encore de « se lier », ce qui, à une autre époque, faisait dire au philosophe Jean-Paul Sartre que l’existence précède l’essence. En d’autres termes, par l’engagement, l’homme est ce qu’il se fait être. En tant qu’individu, ce que je choisis ou non de faire me donne un pouvoir sur ce que je deviens. En cela, pour Alexandra Bidet, l’engagement porte « une dimension existentielle ou anthropologique » puissante. Nous inscrivant dans le monde, l’engagement permet « d’explorer la forme à donner à son existence. » L’engagement est l’initiative individuelle et personnelle d’une démarche, d’un cheminement, mais aussi un dialogue continué et co-constitutif avec un milieu de vie et de travail.

À travers une promesse dans le présent, nous prenons appui sur le passé et engageons le futur, notre futur. S’engager implique une victoire possible sur le temps long, une façon de s’y inscrire.

L’engagement en acte 

Se questionnant sur la manière dont les individus établissent des prises sur leur travail, Alexandra Bidet s’est mêlée à la vie des agents de supervision du trafic téléphonique pendant près de trois mois. S’il est communément entendu que les ressorts de l’engagement au travail sont une affaire de rémunérations, Alexandra Bidet explique que ce qui se joue est plutôt relatif à l’action en cours, à l’activité même du travailleur.

Alors, quelles actions valent de se mettre en gage ? 

À ce titre, elle développe un concept intéressant : le vrai boulot. Le vrai boulot ce sont ces moments ou aspects d’une activité – aussi rares soient-ils – qui pointent l’attachement du travailleur au détail-fin, au travail en acte : « ces moments auxquels le travailleur tient particulièrement, ceux qui comptent à ses yeux et qu’il aimerait éventuellement retrouver, cultiver ou développer dans d’autres activités futures. »
Moments d’absorption presque absolue, ce qui caractérise ces instants, c’est l’intérêt que met le travailleur dans son activité – source de plaisir pris à l’activité elle-même. 

L’engagement dans le travail relève de ce qu’Alexandra Bidet appelle le « rapport opératoire » au monde. Ce qui fait l’attrait du travailleur pour son travail, c’est la capacité, éprouvée et sentie, de pouvoir interagir avec son environnement d’une manière satisfaisante. Maîtrisée ou en quête d’apprentissage, c’est dans son geste que le travailleur touche alors du doigt le vrai boulot.
L’écrivain Georges Navel l’exprime joliment : « Quand il doit rejeter de la terre d’une tranchée très profonde, il n’est pas de terrassier qui ne se réjouisse de son lancer de pelle. De la répétition du même effort naît un rythme, une cadence où le corps trouve sa plénitude. Il n’est pas plus facile de bien lancer sa pelle que de lancer un disque. Avant la fatigue, si la terre est bonne, glisse bien, chante sur la pelle, il y a au moins une heure dans la journée où le corps est heureux. » L’ethnologue André Leroi-Gourhan parlait lui aussi de ce : « geste technique, créateur de formes tirées du monde inerte, prêtes à l’animation. »


En somme, la fierté du geste bien fait, que celui-ci soit répétitif ou non, est source d’épanouissement pour le travailleur.
Alexandra Bidet va même plus loin dans son analyse, prenant le soin d’identifier le rôle de nos instruments de travail. Pour la sociologue, lors de ces moments de vrai boulot, « les objets ou matériaux de notre activité deviennent un peu des prolongements de nous-mêmes. »

À quel prix s’engage-t-on ? 

Même quand il implique une forme de répétitivité, le travail peut être source d’épanouissement.
Or, il faut noter une subtilité, essentielle, sur laquelle tout semble reposer.
Ces routines doivent nécessairement aller avec des formes d’inventivité. Sans celle-ci, pas d’appropriation de son travail par le travailleur. Et sans cette prise sur le réel, il est voué à l’ennui.
Sur ce point, le sociologue Georges Friedmann s’inquiète que le travail à la chaîne puisse réduire en miettes l’activité laborieuse et par conséquent, la vider de son sens. Il s’inquiète alors pour le secteur de l’industrie, dont les schémas tayloriens lui font regretter de « voir l’homme s’éloigner toujours plus de la matière et perdre sa présence aux choses. »
De même, partie à la rencontre de techniciens de la téléphonie, Alexandra Bidet observe certaines conséquences sur le travail humain, liées à l’automatisation : « Avec l’automatisation, le travail humain n’est plus associé à un segment du processus productif, et l’opérateur, même érigé en chef d’orchestre […], reste à la périphérie du processus productif. » S’il n’est plus directement et intimement engagé dans son activité, le travailleur en perd le sens, ne s’y intéresse plus.
Mais ces secteurs n’ont pas l’apanage de cette problématique, qui peut aussi s’observer dans l’acivité du cadre d’entreprise ou du fonctionnaire d’État pour qui parfois, le travail aussi s’éparpille, s’émiette et, ce faisant, perd sa consistance.

Les marques d’une telle perte de sens sont nombreuses : fatigue, démotivation, ennui mais aussi et surtout, désengagement. Ce dernier se traduit alors souvent par un fort taux d’absentéisme et un turn-over en hausse. 

Enclencher une logique génératrice d’engagement passe par la revisite individuelle des conditions d’aménagement du travail.

Libres de réaménager son travail, le travailleur est mieux à même de connaître ces moments d’absorption dont parle Alexandra Bidet.
Réinvestissant certains concepts philosophiques, Alexandra Bidet rapproche l’engagement de la notion d’auto-effectuation de Karl Marx. Affrontant des contraintes, le travailleur doit pouvoir puiser en lui les ressources nécessaires pour y faire face. S’il est libre de mettre en œuvre ces ressources, il réussit à s’auto-effectuer par le travail, réveillant en lui des puissances jusqu’alors en sommeil, découvrant une capacité qu’il s’ignorait. Marx exprime ainsi que le fait de surmonter des obstacles puisse être en soi une activité de liberté.

Dès lors, le travailleur est à même d’identifier ce qu’il tient pour pertinent dans son environnement de travail, ce qui mérite à ses yeux d’être fait, de s’y consacrer. S’engager dans une activité suppose ainsi de pouvoir lui donner sens. 

En bref, toucher du doigt le vrai boulot c’est être en mesure d’inventer et/ou de réinventer une forme d’accord avec son activité. C’est se produire en produisant.

Concrètement, 

Pour Alexandra Bidet,  « Si la tâche correspond au travail formel, tel qu’on peut le voir énoncé dans une fiche de poste ou dans un jeu de consignes, l’activité c’est le travail en actes, tel qu’il s’accomplit effectivement. » La tâche vient indiquer ce qu’il faut faire, l’activité indique ce qui se fait vraiment.
De fait, « L’activité concrète diffère nécessairement de la tâche car elle suppose son appropriation par le travailleur, qui la fait sienne d’une manière forcément singulière, en lien avec sa propre expérience mais aussi avec les circonstances propres au contexte d’activité, toujours lui aussi singulier. »
Pour que l’engagement du travailleur se maintienne dans le temps et ne s’effrite pas, Alexandra Bidet considère que les entreprises ou les organisations doivent créer ou maintenir :

>> La possibilité pour les travailleurs d’échanger et d’intervenir sur la définition même des moyens et des fins de leurs activité :
C’est à condition de pouvoir repérer dans son activité des éléments de vrai boulot que l’on peut espérer s’y engager durablement.
Alexandra Bidet le souligne : « L’engagement n’est pas une dynamique actionnable de l’extérieur. » Ce n’est que du travailleur lui-même que peut naître une quelconque forme d’engagement.
Pour la sociologue, « Cela suppose de veiller à ce que les contextes de travail soient favorables à un déploiement des capacités d’agir des travailleurs et à ce qu’ils y développent des intérêts. »
Concrètement, le contexte favorable, c’est celui qui autorise cette opératrice à remonter au contremaître les possibles améliorations du processus, cet artisan ouvrier à utiliser un autre outil si ce dernier est plus approprié à sa tâche, ou, ce conseiller téléphonique qui, sans script, peut conseiller à partir de sa propre expérience, en mobilisant et développant  son savoir-faire.

>> La possibilité pour les travailleurs de projeter leur activité dans le temps long, condition nécessaire de la promesse qui guide l’engagement :
Pour la sociologue, de nos jours, le caractère durable d’une activité de travail (au sens de sa compatibilité avec les limites biogéochimiques planétaires) importe de plus en plus. On s’engage d’autant mieux à déployer certains efforts qu’on les juge durablement utiles. C’est le cas notamment de la formation, qui nécessite un investissement personnel dans la durée. 

D’après elle, ceux qui se penchent sur la loi travail devraient s’inspirer des propositions de la Convention citoyenne pour le climat afin de favoriser de telles activités durables. Aujourd’hui, pour la sociologue, « l’enjeu est de produire et de «se produire», au travail comme hors travail, en tenant compte des limites biogéochimiques planétaires, c’est-à-dire en respectant les capacités de régénération de la biosphère ».

Pour emmener entreprises et salariés vers la transition énergétique, une proposition est dédiée à la création et au financement de formations initiales et continues, nécessaires à l’appréhension de ces nouveaux enjeux.
L’engagement pour la transition environnementale passera par l’investissement dans une transition professionnelle. 

Plus spécifiquement, la formation professionnelle peut être une clé d’accompagnement des personnes dont le savoir-faire va devoir évoluer (être formé aux techniques d’isolation dans le secteur du bâtiment par exemple). 

Ce qui fait l’engagement ou au contraire le désengagement d’un travailleur dépend très largement de son milieu de travail et de vie, de la capacité de projection qu’il autorise et des conditions qu’il offre au travailleur pour modeler sa propre activité, la mettre à sa main.


Références :

NAVEL George, Travaux, Éditions Folio, Paris, 1945.

LEROI-GOURHAN André, Le geste et la parole, Éditions Albin Michel, Paris, 1965.  

FRIEDMANN Georges, Le travail en miettes, Éditions Gallimard, Paris, 1964.  

BIDET Alexandra, L’engagement dans le travail, Qu’est-ce que le vrai boulot?, Presses Universitaires de France, Paris, 2011. 

Auteurs :

Camille Richard, Consultante chez The Boson Project.

Alexandra Bidet est sociologue, chargée de recherches au Centre national de la recherche scientifique.

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