Aller au contenu

Notre bibliothèque

Mais de quoi le sens au travail dépend-il ?

Aujourd’hui, nous serons guidés par la pensée d’Ibrahima Fall.
Docteur en Sciences de Gestion, Ibrahima Fall est fondateur et président du cabinet d’études et d’expertises en management Hommes & Décisions, il publie L’Entreprise contre la connaissance réelle ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier en 2023.
Aujourd’hui, il nous offre ses connaissances pour penser un travail qui ait du sens.

Manifester contre la réforme, manifester pour le travail

Nous sommes le 17 avril 2023 et l’allocution d’Emmanuel Macron témoigne d’une certaine sensibilité. Il explique avoir « entendu dans les manifestations une opposition à la réforme des retraites mais aussi une volonté de retrouver du sens dans son travail. »

La question du travail semble en effet se poser bien au-delà de la nécessité de trouver un emploi, donc de parler du travail en tant que tel et de la façon dont on y contribue.
Mais de quoi le sens au travail — que l’on convoque à tout va — dépend-il ? 

Le travail qui a du sens, le travail réel

Parler du sens au travail, c’est se confronter à ce qu’il est, ce qu’il permet, ce qu’il fait faire.
À ce titre, Ibrahima Fall s’appuie sur l’un des plus importants enseignements de l’ergonomie de langue française, distinguant le travail prescrit du travail réel. Reprise plus tard par le psychiatre Christophe Dejours, cette distinction est fondamentale. Si le travail prescrit correspond à la tâche, déterminée à l’avance, demandée au travailleur, le travail réel correspond à l’activité, à la réalité concrète de ce qu’il est possible de faire.

Entre les deux se niche le “travailler”, verbe d’action, consistant à réduire leur écart. « Travailler, c’est combler l’écart entre le prescrit et l’effectif. » Entre ce qui est demandé et le réalisé. De toutes ses forces, le travailleur tente, par son activité, d’atteindre la tâche demandée. S’il s’en rapproche — ce qui est source de satisfaction — cet écart n’est jamais comblé.

L’expérience du travail est d’abord déception car « Le réel se fait connaître au sujet par sa résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c’est-à-dire par la mise en échec de la maîtrise. » Inconnu, le réel est d’abord dysfonctionnements, incidents, imprévus.  Irrité, découragé, le premier rapport au travail est vécu sur le mode de la souffrance. Mais cette souffrance est saine quand elle est le point de départ d’un dépassement. Elle devient moyen d’action. C’est à ce moment précis que le travailleur engage son intelligence, sa subjectivité, faisant preuve d’initiative, d’ingéniosité, d’inventivité. Pour ce faire, il contourne ce qui lui a été prescrit. Aucune production ne serait possible sans ce dépassement. 

Le problème, c’est que cette souffrance est moins saine quand l’organisation du travail n’autorise pas cette contorsion de la prescription, quand elle est une négation continue de ce à quoi un travailleur est en capacité de réaliser pour atteindre l’objectif.

Et c’est bien là que se niche nombreuses des fameuses pertes de sens au travail.

Les maux d’un management déconnecté

En effet, le management tend parfois à être une prescription déconnectée du réel, qui ne prend pas en compte les contraintes et l’environnement avec lequel le travailleur doit composer. Ainsi, selon Ibrahima Fall, « La difficulté majeure du management institutionnalisé, c’est de partir du postulat que le réel, c’est uniquement, ce qui se répète. Or, le réel, c’est aussi et surtout, ce qui ne se répète pas. La vacuité des modes managériales découle de cette vision simpliste du réel. »

Manager le travail, ce devrait être dans les faits se pencher ce qui est trop souvent invisible : c’est-à-dire comprendre que le chemin à parcourir entre le prescrit et le réel doit être à chaque fois inventé ou découvert par ceux que l’on accompagne. Il s’agit de les aider à tracer une voie, la leur. Au risque, autrement, de tomber dans plusieurs écueils. D’Ibrahima Fall, nous en retiendrons 2 : 

  • >> Le premier est « le culte de la répétabilité ». Une méthode, un processus, des modes de fonctionnement éprouvés dans une équipe ou sur un projet ne seront jamais transposables à l’identique sur une nouvelle mission à mener. C’est ce qui fait pour Ibrahima Fall que les projets de transformation des organisations – appréhendés avec des recettes magiques — se soldent souvent par des échecs.
  • >> Le second est « la lutte contre l’incertitude » : à vouloir tout étiqueter, ranger, on finit par ne plus être apte à appréhender la complexité d’une innovation par définition souvent hybride, centaure, inclassifiable. 

Mais alors, quelle posture adopter ?

« Il faut sortir du mythe de la solution. »

« Manager ce n’est pas juste trouver des solutions à des problèmes. Au contraire, c’est plutôt trouver des problèmes pour ses solutions. »

Pour notre docteur en sciences de gestion, « Il ne peut y avoir de solutions mais des arrangements, qui n’ont pas la force irréversible de l’évidence. »

Sortir du mythe de la solution c’est constamment s’en remettre à notre jugement. Et pour porter un jugement éclairé, il faut comprendre. « C’est pourquoi le travailleur déploie une intelligence pratique, c’est-à-dire, une intelligence en situation, pour sortir humblement victorieux de son combat contre le réel. »

Pour le manager, cela signifie tout d’abord pouvoir aiguiser la capacité de ses équipes à faire preuve de jugement. Et ensuite créer un espace sain de dialogue permettant le partage, la confrontation, l’ajustement.  

Agir dès à présent

Au niveau gouvernemental, via la Loi Travail, Ibrahima Fall craint le « travailwashing », ne donnant lieu qu’à des à-côtés, petits pansements qui ne traitent pas l’hémorragie, entre QVT et bien-être au travail, sans s’attaquer à la qualité du travail en elle-même.

Pour agir dès à présent, il préconise 2 choses.

  • >> La lutte contre l’ignorance autour du travail. Pour cela, il faut armer le manager. Dans les écoles de commerces et les formations universitaires en management, fabrique des futurs managers de nos organisations, le gouvernement peut dès à présent, via un crédit d’impôt, inciter un autre enseignement : pas celui des recettes magiques mais celui des sciences du travail : psychodynamique du travail, clinique de l’activité, sociologie des organisations…
    Fondamentales, elles permettront de manager plus justement, les hommes comme les transformations.

  • >> Le « name and valorise ». Il serait pertinent d’ériger en modèles ces entreprises aux modes opératoires bien pensés et exécutés. Pour s’en inspirer et, sans les copier telles quelles, nourrir les réflexions des autres. 

  • >> Le dernier conseil s’adresse aux managers. Dès à présent, il s’agit d’engager le dialogue, la confrontation d’idées entre manager et managés. Par cette démarche, le travail réel de vos collaborateurs viendra peut-être mettre en tension certaines procédures d’évaluations et vous permettre de redonner sens à l’action.

Camille RICHARD, Consultante chez The Boson Project.

Ibrahima FALL, Président fondateur Hommes & Décisions, cabinet d’expertise en management et stratégie et auteur de L’ENTREPRISE CONTRE LA CONNAISSANCE DU TRAVAIL RÉEL ? « L’humain d’abord » ou le syndrome du sacrifié en premier aux éditions l’Harmattan.

Découvrir l’ensemble des tribunes :

Pour poursuivre votre lecture sur la même thématique :