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Le travail doit-il toujours avoir un sens ?

La Grande Démission et ses 9 millions de références Google en 2022 ont envahi l’espace médiatique ces derniers mois. Exemple concret de l’évolution du rapport au travail dans le contexte actuel, les théories pour la décrypter foisonnent. D’autres, comme la DARES, nuancent le phénomène, insistant sur l’importance d’une crise de sens plutôt que l’effet contextuel de la crise sanitaire. Plus largement donc, les mutations actuelles vécues par le monde du travail seraient liées à une crise de sens. Mais en quoi le sens lié au travail est-il changeant ? Les travailleurs lui attachent-il plus d’importance ? Est-il devenu moins évident à trouver ?

D’abord, que veut dire réellement “le sens” au travail ?

Ce mot polysémique, souvent galvaudé, recoupe en effet des définitions que l’on confond malgré leurs implications distinctes. Le sens peut être pris comme l’alignement entre son activité et ses convictions, mais aussi comme une direction, un “drive” (source de motivation), qui fait de l’effort présent une étape intermédiaire vers un accomplissement personnel. Globalement, le sens semble être ce qui provoque l’épanouissement au travail dont le sociologue Philippe d’Iribarne affirme que c’est une grande responsabilité managériale. Pour décortiquer plus finement ce fameux “sens au travail” dans un contexte de crise de sens, nous avons interviewé Thomas Coutrot et Thierry Ripoll. Thomas Coutrot est économiste et statisticien, coauteur avec Coralie Pérez de Redonner du sens au travail, Thierry Ripoll est enseignant-chercheur et “écologue et naturaliste de terrain”, auteur de Pourquoi détruit-on la planète : Le cerveau d’homo sapiens est-il capable de préserver la Terre ?

1. La Grande Démission, une perte de repères 

La Grande Démission, qui a en effet envahi l’espace médiatique en 2022, correspond à une flambée du turnover survenue après les premières grosses vagues de la pandémie. Dans un premier temps, en mars 2020, le premier confinement provoque un gel des départs et des changements d’activité. Les salariés se cramponnent à leur job alors que règne l’incertitude économique. Puis, dès 2021, la courbe de démissions remonte, rattrapant puis dépassant brutalement le nombre de démissions pré-covid. Les taux de démissions rattrapent et dépassent alors ceux de la crise de 2008. 

Nous avons récemment publié une enquête, intitulée Le Monde d’après aura bien lieu, pour laquelle nous avons sondé une centaine de dirigeants sur la manière dont ils font l’expérience des transitions contemporaines du travail. Cette étude interprète que le retour à la normale après le confinement s’est fait avec un amer sentiment d’absurdité face aux crises de notre époque. Parmi les conséquences identifiées, la moitié des dirigeants estiment qu’une partie importante des grandes démissions est motivée par des reconversions professionnelles. L’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle est plus que jamais primordial pour les salariés qui veulent pouvoir recouper leur emploi avec leurs valeurs. Thierry Ripoll pense que “la rupture d’habitudes a fait prendre du recul sur nos habitudes de travail.” Donc, un contexte de changement d’habitudes de travail et de vie pendant le confinement a entraîné une nécessaire prise de recul à la fois sur nos conditions de travail mais aussi sur la cohérence avec nos valeurs. Cette prise de recul sur notre cadre de travail a provoqué une remise en question des conventions et acquis sociaux qui le structurent. 

Il est intéressant de noter que la grande démission est marquée par son homogénéité sociale, la vague de démissions touche tous les niveaux de salaire : on prend le risque de la reconversion que l’on soit cadre sup ou opérateur. Selon un article paru dans Le Monde en octobre 2022, un tiers des personnes éligibles à l’assurance-chômage vivant une fin de contrat dans le secteur privé n’y recourent pas. Cette donnée est quasiment invariable en fonction des catégories socioprofessionnelles (26% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures, 29% pour les employés et 32% pour les ouvriers). Le sens au travail n’est donc pas une valeur de luxe, contrairement à ce que voudrait démontrer la pyramide de Maslow. Selon Thierry Ripoll, prendre du recul sur le sens même de son travail c’est surtout s’apercevoir que “notre manière de concevoir le travail est intimement liée au mode d’organisation de la société”. Travailler, c’est en effet nécessairement participer à un mode de production, à un modèle économique : “Les grandes transitions contemporaines, et surtout la transition écologique, impliquent une remise en question des modèles économiques et de leurs cohérences face à la crise écologique.” Et cela, tout le monde peut l’éprouver dans son quotidien de travail. 

2. Une remise en question plus profonde de ce qu’est le travail aujourd’hui

Et justement : le sens au travail n’est pas seulement une affaire de valeurs et de cohérence, d’éthique. Ça ne suffit pas de “trouver du sens” à la finalité de notre travail pour que notre travail en lui-même ait réellement du sens. Le sens au travail concerne l’activité en elle-même, la manière dont on travaille. Que penser sinon des professions manuelles qui s’inscrivent dans des chaînes de production sans fin ? Le travailleur devrait-il ne pas trouver de sens au travail à moins de trouver un impact soi-disant sociétal à sa mission ? Lorsque nous avons demandé à Thomas Coutrot qu’elles étaient les fausses bonnes idées implantées pour pallier les problèmes de sens au travail, il nous a immédiatement parlé de RSE. Il ne s’agit pas de dire que la RSE n’est pas importante, mais il faut s’interroger sur la valeur de cette RSE : Est-elle un pansement pour s’adapter superficiellement à un monde qui devient plus exigeant quant à la cohérence éthique des entreprises ? Ne confond-elle pas le sens de l’entreprise et le sens même du travail pour le travailleur ? “la RSE, c’est surtout de la com et ça ne change pas grand chose en réalité, se lamente Coutrot. Les entreprises fabriquent un sens un peu suranné pour essayer de redorer leur image mais les salariés n’y croient pas forcément.” Alors que le sens est souvent entendu comme “une direction”, le sens c’est donc en grande partie ce qui nous lie à notre cadre de travail immédiat, ce qui fait qu’on est heureux, ou du moins satisfait, d’effectuer son travail. Selon Thomas Coutrot et Coralie Pérez, les auteurs de Redonner du sens au travail, le sens au travail c’est trois choses : le travail utile, la cohérence éthique et, enfin, la capacité de s’y développer, d’apprendre des choses. D’abord, le sentiment de faire un travail utile correspond moins au besoin d’impact sociétal qu’à la satisfaction d’accomplir ses missions et du sentiment d’utilité immédiate pour les autres qui en découle. Ensuite, le terme de “cohérence éthique” renvoie au besoin de validation d’un travail fait en cohérence avec les attentes de la personne qui travaille, de son collectif de travail ou de la société, c’est-à-dire les différentes échelles de règles éthiques. Enfin, un travail qui a du sens doit permettre de se développer en tant qu’individu, de pouvoir explorer sa subjectivité – en accumulant des compétences et des connaissances par exemple. Ces trois éléments, lorsqu’ils sont menacés, provoquent une dissonance. “En fonction des métiers, ce ne sont pas les mêmes aspects du sens qui sont attaqués par le contexte actuel”, nous dit Coutrot. Pour certaines professions, comme celles qui sont liées aux industries pétrolières, c’est le sentiment d’utilité sociale qui se dégrade lorsque les travailleurs se rendent compte que leur activité contribue à la crise écologique. Certains travailleurs faisant des activitiés répétitives – les préparateurs de commandes dans la logistique par exemple – voient leur capacité de se développer en tant qu’individus particulièrement entravée par une stagnation de la montée en compétences. Cela est notamment dû à ce que Coutrot qualifie de “taylorisme digital”, un mode de production où, d’une part, les tâches sont parcellisées, et d’autre part, l’exécution est dictée par des algorithmes. 

3. Un sens au travail qui peut aussi être sublimé pour les métiers manuels et ouvriers 

Certaines conditions de travail rendent donc le travail ouvrier particulièrement pénible et contraignant. Par ailleurs, ce genre de travail est vu comme ayant peu de sens par un imaginaire collectif qui hiérarchise les besoins d’épanouissement. Simone Weil s’est interrogée sur la manière dont les travailleurs ouvriers peuvent s’épanouir. Elle identifie ainsi la création d’un bel ouvrage, le plaisir provoqué par la beauté d’un geste, la satisfaction d’avoir fait du “bon boulot”, l’entraide entre collègues… des besoins qui sont menacés par les enjeux de rentabilité de court terme qui président à l’organisation du travail actuelle, selon Coutrot. Cela fait écho au propos d’Edouard Delruelle qui définit le travail par le geste et la parole, le détachant de sa signification souvent entendue d’emploi. Le travail ouvrier pose en effet la question du geste et de la création, et Weil milite pour qu’il soit “un travail respectueux de la beauté de l’Être”, respectueux de l’intelligence et de la dignité humaine, où l’on est pleinement humain, sans être restreint à la fonction que l’on sert. Selon Marc Loriol, sociologue et chercheur au CNRS, la fierté du « beau travail » est une revendication ouvrière et même un besoin psychosocial pour un travail particulièrement pénible. Cette fierté “vient d’abord du fait de l’apport à la société, par la production de biens utiles”. Et cette fierté est fragilisée depuis 40 ans. D’après les recherches de Marc Loriol, les dimensions du beau travail sont : esthétique, ludique, pratique, sociale, revendicative (c’est-à-dire la recherche de reconnaissance, y compris financière) et sanitaire. A l’inverse, les cadences imposées et les décisions prises sans connaissance de la réalité des ateliers provoquent un travail prévisible, répétitif, aliénant. ​​Selon Coutrot, pour raviver le sens d’un travail déshumanisé, il faut donner du pouvoir, de l’autonomie aux individus : “Il y a plusieurs choses à faire : l’organisation qui déconcentre l’initiative et accorde du pouvoir, de l’autonomie aux individus, c’est une manière intéressante de redonner du sens, à condition que ça ne s’accompagne pas d’une intensification du travail.” Comme exemples de principes mis en pratique, on peut citer la « coopération conflictuelle » par Renault Flins ou la responsabilisation institutionnalisée des opérateurs chez Michelin qui a accru le taux d’engagement des employés concernés de 67 à 82% entre 2013 et 2016. Les métiers manuels et ouvriers subissent une diminution de sens qui peut être remédiée par des mesures concrètes. Réinsuffler ce sens, c’est d’abord une réflexion et une responsabilité managériale et organisationnelle.

4. Le sens  : un équilibre entre les différentes échelles

Après avoir parlé de crise de sens avec Thierry Ripoll, nous lui avons posé une dernière question : Comment ne pas se morfondre dans un monde où on a l’impression de subir les crises et que notre travail y contribue en confirmant un modèle social productiviste ? Quel place reste-t-il à notre libre arbitre ? L’homme réagit à son environnement direct et peine à prendre en compte l’impact négatif de son action présente – ce qui est particulièrement valable en ce qui concerne la crise climatique.  Mais selon Thierry Ripoll, l’homme est un être rationnel grâce à son pouvoir d’adaptation extraordinaire : “L’esprit humain est d’une créativité, d’une faculté d’innovation, d’une souplesse incroyables.” Alors que cela requiert une force d’esprit hors norme de se changer soi-même par volonté de cohérence éthique absolue, l’esprit humain semble systématiquement s’adapter lorsque son environnement immédiat et ses conditions de travail évoluent. Cette perspective nous fait comprendre que la réflexion sur le travail est un moyen d’agir dans les crises de notre temps. Il faut se concentrer sur la façon de relier les finalités de demain à celles d’aujourd’hui, de donner du sens à nos convictions de grande échelle dans le présent. Comment s’organise-t-on ici et maintenant, dans le travail réel, pour répondre à des objectifs long-termes ? Cette question oblige les sociologues comme les managers. Ils doivent s’interroger sur la manière dont on peut créer des environnements et des habitudes de travail pour modifier nos comportements et nos cadres de pensée.

Il semblerait ainsi que la crise de sens soit une rupture qui relie des changements d’environnement aux mutations profondes de notre société. D’une part, la crise sanitaire bouleverse nos habitudes de travail et cette rupture entraîne une adaptation nécessaire à un cadre plus flexible (technologique, organisationnelle, contractuelle…), ce qui modifie déjà nos comportements et nos modes de pensée. Presque malgré nous, nos attentes quant au travail ont muté particulièrement vite. D’autre part, l’importance des crises structurelles comme le changement climatique, la dégradation des conditions du travail ouvrier, semblent être recentrées, ravivées par la recherche d’une cohérence éthique au sein d’un monde de travail mis malgré lui en situation d’introspection.

Thomas Poulain-Batlle

Références

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