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Pour une gouvernance complexe

Tribune 2 : Pour une gouvernance complexe

Avec le sociologue Daniel Bachet, nous discuterons aujourd’hui de la gouvernance.
Maître de conférences à l’Université d’Evry, il est nommé professeur des Universités en 2010.
Entre autres publications, il publie Reconstruire l’entreprise pour émanciper le travail en 2019.
Aujourd’hui, il nous offre sa vision de la gouvernance d’entreprise, déterminant nos modèles de production.

Une promesse sous conditions

Un contexte de permacrise 

Nous sommes le 17 avril 2023 et l’allocution d’Emmanuel Macron est une prophétie :
« Grâce à la planification écologique, nous irons vers un nouveau modèle productif et écologique dans l’agriculture, le bâtiment, l’économie circulaire, les transports, l’énergie et les technologies. »
Enviable, pareille réinvention nous est pourtant encore lointaine.

Car planifier, c’est orchestrer. Il paraît être ici question de gouvernance.
Étymologiquement proche du gouvernail, ce terme désigne l’ensemble des décisions visant le fonctionnement d’une organisation. En conséquence, la gouvernance est formée par les organes structurels chargés de formuler ces décisions, de les mettre en œuvre et d’en assurer le contrôle.

Aujourd’hui, d’aucuns qualifient notre contexte actuel de permacrise — c’est-à-dire de crises permanentes. Écologiques, économiques, sociétales ou sociales, les crises ne se succèdent plus, elles se superposent. Simultanées, continues, les crises ne sont plus des épisodes temporaires délimités dans le temps, scindés en un début et une fin, mais un processus permanent et continu, rendant incertaine et bancale l’élaboration d’une vision stratégique sur le long-terme.

Dans ce contexte critique, notre grille de lecture doit se complexifier. À ce titre, nous devons au psychiatre William Ross Ashby l’énonciation de la loi de variété : Plus un système est varié, plus doit l’être le système qui le pilote. Naturellement, appliqué à l’entreprise, un modèle de gouvernance doit être aussi complexe que l’environnement dans lequel il se développe.

Irréductible à la simplicité, ce n’est qu’en embrassant les diverses réalités de son environnement que l’entreprise appréhendera des crises multiples et multidimensionnelles.
Ainsi, rien de mieux que d’être aux aguets et à l’écoute de son environnement pour adapter ses comportements, développer une flexibilité d’action, prendre en compte de nouvelles variables — les limites planétaires par exemple.

Or, aujourd’hui, la gouvernance des entreprises est bien peu au service de cette planification variée que les citoyens sont nombreux à appeler de leurs vœux. De fait, parce qu’elles se sont juridiquement construites ainsi, la gouvernance d’entreprise octroie bien souvent à l’intérêt économique l’unique place.
Pour tenter de comprendre l’enjeu à l’œuvre, il faut s’intéresser à un tournant précis, significatif dans l’histoire des gouvernances. 

La corporate governance en héritage des années 1980

Au matin des années 1980, la gouvernance de l’entreprise connaît un nouveau jour. La gouvernance actionnariale, aussi nommée corporate governance, devient sa raison d’être : « Un dispositif qui permet de transférer les pouvoirs des managers et des directeurs vers les actionnaires de contrôle » selon les mots du sociologue Daniel Bachet.
En conséquence, elle assoit les objectifs de l’actionnaire comme principale boussole des agendas de dirigeants, orientant les décisions vers le profit à court terme. L’entreprise devient cette entité capable de répondre de ses investissements, contrainte d’en redistribuer le profit. 

Désormais, on parle d’entreprises financiarisées, dont le pouvoir échappe aux mains des dirigeants.

Des effets délétères

On comprend aisément le considérable accroissement des revenus du capital depuis les années 1980. D’après le Commissariat général du Plan (institution définissant la planification économique du pays), en France, de 1973 à 1982, le taux moyen de rendement des actions était de 6,7% en moyenne. Il atteint un record entre 1993 et 2000, avoisinant les 22,1%. 


Cette recherche de rentabilité à court terme semble s’effectuer aux dépens de l’entreprise elle-même.
Certains cas en sont paradigmatiques. En juin 2004, Le PDG de WAMU (une des caisses d’épargne importantes aux Etats-Unis) affirme une nouvelle orientation pour sa société : le seul objectif digne de valeur est la valeur dégagée pour l’actionnaire. Cette politique agressive de valeur pour les actionnaires s’affirme en une croissance des dividendes de 13%. Afin de mener à bien cet objectif, la banque se doit de développer des produits risqués, plus rentables. A la suite de cette annonce, les produits financiers classiques, prudents, à faible marge, tombent à 25% du volume d’activités de cette banque en 2006, contre 65% en 2003. A contrario, les produits à profits élevés, risqués, passent de 19% à 55% sur la même période. 

En 2008, WAMU met fin à son activité. La crise financière de WAMU est révélatrice d’une crise plus profonde : celle de l’entreprise et de sa gestion même.

L’entreprise amputée de sa responsabilité

Aiguillée par les intérêts actionnariaux, la corporate governance restreint le champ de responsabilité de l’entreprise. L’entreprise financiarisée n’est redevable que de sa rentabilité économique et non de la soutenabilité de son modèle sur les plans sociaux et environnementaux. L’entreprise définit la création de valeur comme valeur pour l’actionnaire et non plus comme valeur sociale. Une progression qui se fait souvent au détriment parfois de la capacité d’innovation ou de la justice sociale. 


Connus à l’avance afin de tirer vers la croissance et la maximisation des profits, les objectifs sont nécessairement déconnectés de la mise en œuvre interne (capacités des travailleurs) et externe (moyens environnementaux). Pour Daniel Bachet, déterminés ainsi ces objectifs « contribuent à mettre en danger notre vie commune sur la planète eu égard à sa finitude. »


S’ensuit une logique pernicieuse. À effet magnétique, une telle gouvernance conditionne nos outils comptables et nos modèles de gestion. Elle conditionne nos représentations et la façon dont nous évaluons les performances. Pour le sociologue « la manière de voir et de compter oriente les prises de décision sur la façon d’organiser le travail et de préserver la nature car les outils comptables sont de véritables technologies politiques. »
Les effets sur le travail sont concrets : « Pour l’entreprise sous contrôle des actionnaires (…), les salariés ne sont que des tiers, non associés au capital, et des coûts à réduire pour augmenter les profits. »
Par ricochets, le vivant est ustensile de profit et coût à réduire. 

Pour un nouveau modèle productif 

Une nouvelle orientation, 

Les entreprises qui tendent à s’orienter vers une création de valeur multipartite, plus complexe aussi, sont celles qui font le choix de la pérennité de leur performance. Après investigation, Daniel Bachet témoigne « À ce jour, ici et maintenant, l’autre manière de voir et de compter (…) a permis de repositionner un certain nombre d’entreprises en difficulté sur des sentiers de développement, alors que les comptabilités traditionnelles fondées sur le profit les avaient conduites vers des difficultés économiques et financières de plus en plus grandes. » 

En résumé, pour que le travail devienne source de valeur ajoutée, l’entreprise doit viser une performance durable, en misant sur son patrimoine naturel et humain. Pour le sociologue, « Produire autrement c’est prendre en compte les externalités négatives dès le départ. Cela suppose d’inclure les enjeux sociaux et environnementaux directement dans les normes comptables et de les intégrer au bilan et au compte de résultats de l’entreprise. » 

Agir dès à présent,

>> Le politique peut agir

Si nous sommes nombreux à attendre de cette réforme que les activités productives soient au service du mieux, c’est en raison d’une conviction : le politique doit agir sur ces enjeux. Des prémisses de tentatives ont bien été amorcées dans ce sens — nous pensons notamment à la Loi PACTE de 2019 qui pense à plusieurs niveaux la considération des enjeux sociaux et environnementaux dans les décisions de gestion —, mais leurs effets restent peu coercitifs. 
Comment aller plus loin ?

Daniel Bachet présente une première mesure possible : il s’agirait de reformuler l’article 1832 du Code civil selon lequel « l’entreprise se réduit à un contrat d’intérêt des seuls associés ». À tonalité politique, cette intervention juridique est à même de rééquilibrer les pouvoirs. Réviser le Code civil pour aller plus loin en précisant que ce doit être l’ensemble des parties constitutives de l’entreprise qui doivent être représentées dans la préservation de cet intérêt.

>> Réintroduire la complexité dans les comités d’administration

Dans une enquête The Boson Project, nous avons interrogé les conditions d’une transformation durable en entreprise. À cette occasion, nous avons découvert que le frein majoritaire à cette réinvention se situait dans les conseils d’administration.
En raison d’un enjeu de composition et d’incitation, ces conseils sont peu représentatifs.

Pour Daniel Bachet, positionner l’intérêt des salariés dans la gouvernance ouvre la voie à une réinvention. À même de revaloriser le travail, il s’agit de retravailler la composition des groupes qui planifient.
En un mot, il faut complexifier la gouvernance d’entreprise et rééquilibrer les pouvoirs entre les apporteurs de capital et les apporteurs de travail.

Dans un premier temps, il est possible de miser sur la formation. Celle-ci peut faire l’objet d’un parcours formel de formation avec l’aide d’un organisme tiers mais elle peut aussi être favorisée par la mise en place de dispositifs d’apprentissage continu en interne. C’est alors au rôle d’un administrateur référent climat d’impulser une formation et d’être chargé de faire connaître les avancées scientifiques qui concernent l’activité de l’entreprise.

>> Créer des normes de comptabilité sectorielles

Ici, ce sont probablement les groupements professionnels de filière qui ont une carte à jouer : partir des réalités de chaque industrie pour penser — de façon pragmatique à partir des enjeux et du rôle à jouer de chaque maillon de la chaîne — des modèles comptables plus complets, plus complexes, plus équitables aussi.


Référence :

« Rentabilité et Risque dans le nouveau régime de croissance », rapport du Commissariat général du Plan, La Documentation française, Paris, 2002.

Auteurs :

Camille RICHARD, Consultante chez The Boson Project.

Daniel Bachet, Professeur de sociologie à l’Université d’Évry.

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