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Pour une économie du vivant

Pierre-Yves Gomez est économiste, docteur en gestion et professeur à l’EM Lyon Business School.
En 2013, il signe de sa plume Le travail invisible, Enquête sur une disparition.
À travers ce livre, il nous invite à penser une économie du travail vivant.
Ensemble, nous avons la conviction que notre modèle économique participe à l’usure professionnelle.

Pour comprendre l’usure professionnelle, peut-être nous faut-il s’intéresser à la manière dont l’on use du travailleur. 

Réalisée par l’agence publique Eurofound tous les cinq ans depuis 1991, l’European Working Conditions Survey (EWCS) permet de sonder les conditions dans lesquelles les européens exercent leur travail.
Concernant l’exposition à la pénibilité, pour la plupart des critères choisis, la France arrive en second. En matière de risques d’usure, la France devance l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Italie, même si souvent (pour les risques chimiques notamment) les différences sont faibles et probablement pas toujours statistiquement significatives.

À échelle nationale, le 9 mars 2023, la Dares révèle son rapport d’enquête.
En réponse à la question « Vous sentez-vous capable de faire le même travail jusqu’à votre retraite ? », 37% des salariés répondent négativement. En cause, certains leviers fragilisant la santé de celui qui agit.

Ce constat interroge les modalités d’exercice du travail. Pour y répondre, l’économiste Pierre-Yves Gomez introduit d’autres questions :
>> De qui ou quoi sommes-nous au service ?
>> Pourquoi pratiquons-nous ?

Par ce questionnement, peut-être parviendrons-nous à toucher du doigt les conditions de travail et à en améliorer l’état. 

Un modèle économique aujourd’hui déconnecté du réel

La construction d’une fiction,

Dans une précédente tribune, nous revenions sur les années 1980, témoins de la financiarisation des entreprises. Apparaît à cette époque l’économie de spéculation, consistant à anticiper une valeur future, de manière à parier sur l’avenir et en conséquence, acheter ou vendre. Devenue normative, la démarche de l’économie spéculative s’est densifiée. Adressés au marché financier, immobilier ou simplement productif, les indicateurs abstraits se sont multipliés. Prometteuses, ces performances attractives, capables de projeter des résultats, constituent le talon d’achille des spéculateurs. Pour Pierre-Yves Gomez « le principe de la spéculation » c’est « ce décalage entre promesse et réalité.» Notre rapport au réel s’en voit modifié.

Un travail invisible,

Pour l’économiste, la perte de sens au travail est une retombée dont l’on peut déplorer le fondement économique. L’économie spéculative invisibilise le travail. 

Pierre-Yves Gomez est formel : « Dans cette logique, le travail est devenu invisible parce que ce qui compte, c’est le résultat espéré et non la manière de le réaliser. »
Un phénomène qui explique la multitude d’indicateurs de performance au travail dont nous disposons aujourd’hui et la véritable pénurie de repères tangibles sur le sens du travail, sa matérialité ou intensité, « Jusqu’à ce que la réalité reprenne le dessus » et laisse place à notre contemporaine crise de sens au travail.

Le travail vivant est trois choses. Il est à la fois subjectif (une personne travaille), objectif (elle produit quelque chose) et collectif (on produit pour quelqu’un).
Évidente, la dimension objective renvoie facilement au résultat, donc par extension, au profit.
De ce fait, pour l’économiste, il n’est pas étonnant que cette dimension « ait été surévaluée par la spéculation récente obnubilée par le résultat et le profit. »
Appréhendée de la sorte, cette dimension vient occulter les deux autres. 

Par une logique obscurcissante, le paradigme de l’économie de spéculation, s’il ne la fait apparaître, complique la prévention de l’usure professionnelle. 

Ce que peut-être la valeur de l’économie 

Le travail vivant,

L’économiste nous invite à  « ne pas considérer le travail comme un concept abstrait ».
Contre cette abstraction croissante de l’économie, il convient de lutter en s’intéressant aux travailleurs, à leur quotidien, forgeant la société dans laquelle nous vivons. Il faut « se prémunir du risque de l’abstraction technocratique ou de l’idéalisme économique ».
Il faut réduire l’écart qui se creuse entre gestionnaires et opérateurs. 

Alors, Pierre-Yves Gomez nous invite à penser une « loi Travailleurs » plutôt qu’une loi Travail. Au-delà du souci sémantique, ce détail pourrait donner de la chair à ce qui sera élaboré.
Érigée seule en représentation de ce qu’est le travail, « L’économie spéculative a eu tendance à individualiser à l’extrême les évaluations et l’organisation du travail. »


Pierre-Yves Gomez porte une conviction :  « Je crois avec la plupart des économistes depuis trois siècles que c’est le travail humain qui crée la valeur des choses. » Au moins autant que l’économie forge le travail, le travail doit forger l’économie pour la reconnecter au réel, pour la mettre au service de nos vies. 

Partant de cette conviction, il convient d’appréhender le travail dans sa globalité et non pas dans sa seule dimension objective pour réinventer nos modes de gestion.
Ne pouvant être réduit à la performance, le travail vivant dépend ainsi de ses dimensions subjectives et collectives. À chacune de ces dimensions correspond un mode de valorisation. Si la dimension subjective est valorisée par la reconnaissance, la dimension collective l’est par la solidarité.

C’est cette valorisation du travail et de l’humain, dans ses trois dimensions interdépendantes, qui est à la source de la création de valeur dans l’entreprise. Reconnaître leur importance, instaurer des modes de gestion adéquats c’est déjà prévenir de l’usure du travailleur.

Vers un pilotage vertueux ? 

Agir pour une économie du vivant c’est envisager le travail vivant, aspect vital de l’humanité et de la société. Pour ce faire, il faut rendre le travail tangible dans ses différentes dimensions : 

Agir dès à présent : miser sur la subsidiarité 

L’économiste évoque la « grande démission interne » comme le corollaire d’un manque d’autonomie et de responsabilité. « Lorsqu’un collaborateur n’est investi que d’une étroite capacité d’agir, car tout se décide en haut, son travail se vide de sens : subjectivement, il se sent considéré comme une pièce dans un jeu qui lui échappe, et objectivement, il a le sentiment d’être empêché de faire du bon travail par impossibilité de pouvoir prendre les décisions qu’il juge nécessaires. »
L’usure professionnelle survient avec ce sentiment d’impuissance.

Le philosophe Georges Canguilhem définissait la santé comme la possibilité d’avoir un pouvoir sur ce qui nous arrive. D’après notre même étude de la Dares, lorsque l’autonomie du travailleur s’accroît, le sentiment d’insoutenabilité du travail diminue. Aujourd’hui critique, notre relation au travail montre combien est important « le souci du travail bien fait ».

À ce titre, les formes organisationnelles qui misent sur l’aptitude décisionnelle de leurs salariés sont capacitantes. Pierre-Yves Gomez défend la subsidiarité comme un levier capable de prendre soin du travailleur puisqu’elle « consiste à accorder le plus grand pouvoir de décision au niveau le plus proche des conséquences de cette décision. »


En apparence similaire à la délégation, ces deux formes de gestion ne peuvent être confondues. La subsidiarité va plus loin.


Effectivement, le niveau hiérarchique concerné par les choix stratégiques ne peut souvent pas en assurer la décision. Pour ce faire, il lui faut donc déléguer ce pouvoir à un niveau plus haut qui lui, dispose d’une vision plus large. Dès lors, la subsidiarité « se traduit donc par une délégation du pouvoir du bas vers le haut, chaque niveau supérieur assurant un soutien au niveau inférieur dans l’accomplissement de sa mission. »


Miser sur la subsidiarité est un premier levier pour prendre soin du travailleur, permettant de réclamer le soutien des instances supérieures pour accomplir le meilleur travail possible.
Miser sur la subsidiarité permet de s’ouvrir à la dimension subjective du travail.

Agir dès à présent : miser sur le partage de la valeur  

Le gouvernement envisage aujourd’hui de repenser le partage de la valeur. 

Pour l’économiste Pierre-Yves Gomez, redistribuer la valeur créée par une collectivité de travail présente multiples intérêts.


« D’abord, obliger les parties prenantes à prendre conscience et à se mettre d’accord sur ce que chacune d’elles apportent vraiment à l’entreprise
Ensuite honorer ces différents apports en leur attribuant une part de ce qu’elles ont créé collectivement.
Enfin, stimuler de nouveaux efforts pour faire mieux parce que chaque partie prenante sait que cet effort ne produira pas seulement plus de valeur globale, mais aussi une plus grande reconnaissance de leurs contributions respectives. »

D’ailleurs, en France, certains modèles de gouvernance permettent un tel partage. La structure collective telle que la coopérative a pour effet premier de faire découvrir à ses acteurs la multiplicité d’intérêts qui se joue dans l’entreprise. De fait, les structures participatives permettent de toucher du doigt la variété et la divergence. Plus on participe, plus on est informé, plus on s’exprime et découvrons alors la différence. 

À ce titre, la SCOP (Société Coopérative de Production) et la SCIC (Société Coopérative d’Intérêts Collectifs) présentent cette particularité d’être des structures participatives. Disposant de gouvernances que l’on nomme démocratique, la structure d’autorité est contrôlée par les travailleurs eux-mêmes. Lors de l’Assemblée Générale annuelle, les salariés d’une SCOP et d’une SCIC votent pour élire un gérant et selon ce même principe coopératif 1 personne = 1 voix. Détenant 51% du capital, les travailleurs de la SCOP doivent être associés donc apporter en capital pour élire ses représentants. Détenant une part minoritaire, les travailleurs de la SCIC n’ont pas besoin d’être associés pour voter. La SCIC, poussant le processus démocratique un peu plus loin que la SCOP, permet d’orienter les choix autour d’un seul intérêt, le développement de l’entreprise. Collectif, il dépasse de loin les intérêts individuels.  

Non universalisables, ces modèles ne sont pas applicables tels quels. Or, de l’intéressement des salariés à leur actionnariat, la participation du travail au capital peut prendre des formes juridiques très diverses. Derrière chaque modalité de participation se trouvent risques et engagements. 

Finalement, l’objectif est de créer une finalité commune derrière cette redistribution économique. Pierre-Yves Gomez conclut : « de faire société à l’échelle de l’entreprise, de reconstruire la confiance des parties prenantes sur un projet commun. ». Miser sur le partage de la valeur permet de (ré)investir la dimension collective du travail. Le partage de la valeur n’est donc pas une fin en soi : « C’est une opération-vérité qui peut permettre de renouveler la représentation désormais essoufflée de l’entreprise. »


Références :

L’European Working Conditions Survey est une enquête sur les travailleurs, effectuée par l’agence publique Eurofound tous les cinq ans depuis 1991. Les données présentées ici sont issues de l’édition 2015. L’enquête interroge des salariés et des travailleurs indépendants sur des thèmes liés à leur travail et à l’emploi, dans le cadre d’un questionnaire d’une durée moyenne de 45 minutes. En 2015, 43.000 travailleurs dans 35 pays européens ont été enquêtés. En France, l’échantillon cible comprenait 1.500 personnes.

BEATRIZ Mikael, Quels facteurs influencent les salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ?, Dares, Analyses n°17, 2023. 

Tribune n2, Pour une gouvernance complexe

Auteurs :

Camille Richard, Consultante chez The Boson Project.

Pierre-Yves Gomez, Économiste, docteur en gestion et professeur à l’EM Lyon Business School.

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