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Chaud devant ! L’humain, l’umami de la restauration

Chaud devant ! L’humain, l’umami de la restauration

Chaque année, c’est plus d’⅓ des effectifs de la restauration qui se renouvelle pour affronter la haute saison, si bien que la pénurie de logements dans les destinations touristiques s’érige en marronnier des journaux locaux 1.

Pourtant, la solidité de la rengaine s’ébranle face à une autre pénurie, celle des saisonniers eux-mêmes. En effet, la fermeture prolongée des établissements durant la crise sanitaire a provoqué la reconversion de plus d’un employé sur dix2. Au phénomène de “fuite des couteaux et tabliers”3 s’ajoutent des difficultés de recrutement. En 2021, ils étaient deux fois moins à rejoindre les rangs de la restauration où, traditionnellement, 62 % des nouveaux entrants ont moins de 30 ans4. La restauration peine à attirer des nouvelles recrues… et particulièrement les jeunes.

Si l’arrêt forcé met cette situation sur le devant de la scène, il préexistait avant la crise sanitaire. En effet, le secteur détenait déjà le record du plus fort taux de démissions, avec plus de 30 % de démissions par an. Le goulot d’étranglement est posé : le personnel quitte le milieu de la restauration qui peine à retenir, si bien que plus de 200 000 postes étaient à pourvoir fin 2022. Face à ce constat, le chef Thierry Marx plaide pour que le secteur soit “considéré comme en tension de recrutement”5.

Pourtant, la restauration a de quoi attirer. Symbole culturel français, le nom évoque sa fonction à l’égard de ses clients ; le “restaurant” requinque, sans se préoccuper des modalités techniques du repas. On qualifie volontiers de métiers passion ceux qui s’évertuent à cultiver le partage et le soin apporté à leurs clients. Il faut dire que ces métiers fascinent, entre la figure du serveur parisien reconnaissable dans son costume noir et tablier blanc et les émissions de cuisine6 ou encore les vidéos de fooding 7; les premiers passionnés par la restauration sont bien évidemment ceux qui y travaillent.

Et si la désertion post Covid était un changement de paradigme, de regard porté sur le secteur, percutant le fonctionnement bien ancré de la restauration ? Pourquoi ces métiers de bouche peinent à satisfaire les aspirations de sa relève ? Comment attiser la flamme, au fil des saisons, pour fidéliser ses effectifs au même titre que l’on fidélise sa clientèle ?

Armés de notre longue vue et d’une ancienne saisonnière, nous nous sommes penchés sur des enjeux d’attractivité et de fidélisation de ce secteur, certes, économique mais aussi profondément culturel.

Un service client qui ne doit pas desservir sa relève 

En métier de passion, le restaurant se passionne pour son client où il y est “roi”. Le secteur incarne, avec la plus grande application, cet état d’esprit où la satisfaction du client est le point central de la pérennité et le succès d’une entreprise. 

Bien que heurtés de plein fouet par la multiplicité des crises – sanitaires, énergétiques, économiques ou écologiques – les clients augmentent leurs exigences à mesure qu’ils ont besoin qu’on prenne soin d’eux. L’établissement de bouche s’adapte, supportant les horaires à rallonge ou le phénomène du “no show”8.

Or, il y a tension pour le sociologue des organisations François Dupuy car “plus on s’oriente vers le client et plus on multiplie les facteurs de satisfaction du client, plus on accroît la pression interne”. Il décrit ces organisations exogènes – “customer-centric” – comme des organisations qui contraignent leurs modes de fonctionnement selon la logique de leurs clients et non de leurs propres contraintes métier… jusqu’à parfois faire peser une forte pression sur le personnel. 

Pour la rédactrice et cheffe magazine du Fooding, Elisabeth Debourse9, il y a un enjeu à ne pas confondre “service” et “servitude”10. Il s’agit alors de replacer une symétrie des attentions, certes tournée vers le client, mais aussi vers ses collaborateurs.

Dans cet enjeu de valorisation, une augmentation des salaires serait l’une des solutions les plus évidentes… quand elle est possible. En effet, la restauration est aussi un secteur soumis à de nombreuses charges de personnel (charges salariales, énergétiques, taxes, et longues plages d’ouverture du restaurant…) qui sont autant de paramètres qui réduisent sa marge de manœuvre et obligent à faire des choix. Comment augmenter les salaires sans réduire le nombre de services, compresser le coût des matières premières ou encore, augmenter les prix ?

Face à ces dilemmes, la reconnaissance envers ses collaborateurs trouve d’autres formes d’expression. Il y a tout d’abord un enjeu de gratitude envers ses collaborateurs pour ne pas nier la difficulté du métier, teinté d’horaires à rallonge, de coupures, d’équilibre de vie impacté, de clients tatillons et d’un physique sur-sollicité. Dans ce secteur ultra hiérarchisé, l’attribution d’un carré, d’un client généreux, des pourboires et des tâches ingrates sont autant de détails symboliques qui rappellent son “rang” dans la chaîne alimentaire. Il serait peut-être bon de prendre exemple sur la Marine Nationale, dont la moyenne d’âge du corps social ne dépasse pas 30 ans dans une organisation très hiérarchisée mais qui rappelle cependant que chaque membre de l’équipage à son rôle à jouer, du plongeur au commandant de vaisseau. Une attitude qui apporte une équité dans la  considération et soude le collectif.

Si donner des ordres s’impose pendant le service, les moments plus informels, sacralisés par les repas ou la débauche, ont tout intérêt à être cultivés par le management afin de préserver cet esprit d’équipe, propice à l’échange et à la considération de son coéquipier.

Une saisonnalité plus pérenne 

Le fonctionnement saisonnier d’un restaurant exige une adaptation permanente des effectifs en fonction de la fréquentation clients. Cette ponctualité dans le besoin – celui de renforcer ses rangs quand la demande explose – induit une certaine précarité dans la proposition – des contrats courts – et mène à voir les étudiants comme un vivier de ressources aussi inépuisable que renouvelable, particulièrement en été. 

Cette année, les serveurs de restaurant et de cafés se retrouvent en tête des métiers les plus recherchés en France11 mettant en exergue un recrutement devenu particulièrement difficile, chronophage et, au goût amer d’équipes souvent incomplètes. Il y a une sortie progressive d’une “culture du disposable” qui réfléchit désormais à un engagement plus long-terme. Comment susciter l’intérêt, voire une vocation, chez ceux qui ont poussé la porte de la restauration pour la saison ? 

Dans un secteur aussi culturel que transactionnel, le premier enjeu est de savoir transmettre cette passion ; celle qui donne le goût du service, le goût de la gastronomie et finalement, le goût du métier. Un exercice qui implique d’avoir une posture de générosité a priori et de savoir prendre le temps au sein d’un cadre contractuel qui en a moins. 

Car le temps est une notion qui rythme tout son personnel ; les recrutements s’adaptent à la fréquentation tandis que les coups de feu rythment la journée de travail. Dans les moments de rush, le bon déroulé du service n’a pas le luxe de laisser la place au hasard ; c’est l’intégralité de l’équipe qui se retrouve mobilisée au maximum de ses compétences. 

Face aux coups de feu, le travail pose la question du geste et de la création. Une interrogation qui se retrouve dans les réflexions de la philosophe Simone Weil qui, sous le prisme du travail ouvrier, milite surtout pour un travail respectueux de l’intelligence et de la dignité humaine, sans être restreint à la fonction que l’on sert. Cela induit de répondre à des besoins de plaisir provoqué par la beauté d’un geste, de la satisfaction d’avoir fait du “bon boulot”, de l’entraide entre collègues… des besoins aujourd’hui menacés par les enjeux de rentabilité de court terme qui président à l’organisation du travail actuelle, selon Thomas Coutrot12

Car les contraintes sur le temps court définissent, voire façonnent, le secteur de la restauration. Dans cet effort de réappropriation du travail, la formation favorise l’autonomie permettant à chacun d’exécuter sa partition. Dans un restaurant, le brief et le debrief des services deviennent des moments privilégiés afin de partager l’information et les astuces des plus expérimentés. Côté salle par exemple, l’enjeu est de sortir de la posture de “porteur de plateau” pour fournir un service plus impliqué, conscient et aiguisé qui apporte de la fluidité au service. Cela implique, par exemple, de conseiller le client sur les accords mets-vins, de mettre le bon tempo sur son “carré”13, d’avoir conscience des capacités de la salle pour prendre des réservations ou encore, de fournir un service personnalisé aux clients les plus réguliers.

Si l’art de la transmission prend du temps et ne peut pas toujours rimer avec une évolution de poste, elle permet de susciter le goût du métier, d’étoffer les compétences et d’augmenter l’autonomie de ses ouailles.

Dans cette posture de générosité a priori, la transmission est également un exercice de confiance ; une confiance envers la progression de ses employés les moins expérimentés et, une confiance sur l’intérêt du mentorat afin de fidéliser voire, de susciter une vocation chez un contrat saisonnier. 

D’une passion qui pardonne à une passion qui anime

Lieu de transaction économique répondant à des objectifs de rentabilité, le restaurant est aussi un lieu fortement culturel, mêlant habitude de partage à la française, expression créative et représentation d’un univers à travers un langage codifié. Il est donc à la fois un métier de passion et un environnement soumis à la succession des coups de feu et des horaires décalés.

En mettant un coup d’arrêt au secteur, la crise sanitaire a révélé l’importance de prendre soin – de soi, des siens et des autres – et interroge les conditions de travail ainsi que le sens qu’on lui accorde. C’est ce dont témoigne les difficultés de recrutement sur le temps long : la passion ne peut plus être l’éternel drapeau que l’on brandit afin de demander toujours plus d’effort du côté des salariés. 

La nouvelle génération appuie ce changement de paradigme, passant d’une passion qui pardonne la difficulté du métier, à une passion qui confère du sens au travail. Pour répondre à ces nouvelles attentes, comment procurer du sens dans ce secteur sans incarner le sacrifice ? Quelles valeurs sont recherchées et rejetées par la nouvelle génération ? Quel impact sur la posture managériale à tenir ? 

La première remise en question concerne la culture sexiste encore largement répandue dans la restauration, et des initiatives comme l’association Bondir.e et le compte insta @jedisnonchef qui œuvrent à en faire un environnement plus sain. 

Mais le sexisme n’est pas l’apanage des cuisines et structure le secteur dans sa globalité. Côté salle, deux facteurs contribuent à entretenir l’attribution sexuée des rôles, avec des hommes majoritairement serveurs14 et des femmes plutôt cantonnées au poste d’hôtesses. Le premier, largement défendu par les responsables d’établissement, est celui de la forme physique (endurance, port de charges lourdes sur de longues distances etc). Le second est celui du rapport à la clientèle où, un accueil client féminin constitue une première impression flatteuse pour le client invitant … souvent, des hommes. Or, dans un système de valorisation des postes, symbolisé par le partage des pourboires, les serveurs sont plus rétribués que les hôtesses et nourrissent cette culture sexiste – tant du côté des collègues, que des clients. 

En réponse, la nouvelle génération prône une valeur qui lui est chère ; l’inclusivité. Elle s’exprime par le biais d’une culture de la bienveillance et de l’écoute, comme le démontre Margot Lecarpentier, fondatrice du bar à cocktail Combat. Face au monde parfois brutal de la nuit, il est un lieu de démocratisation et de féminisation de l’univers feutré des bars. 

Une autre remise en question est celle de la culture du travail “à tout prix” qui se confronte à des aspirations d’équilibre et de flexibilité chez la jeune génération. La passion et le sens donné à son travail tolèrent de moins en moins la pénibilité et le rythme de travail intense, teinté d’horaires décalés et à rallonge. 

Après la désertion de plus de 200 000 travailleurs du secteur, les restaurateurs pressés de reconquérir cette main d’œuvre proposent de nouveaux modèles. Pour éviter d’imposer une coupure de 3h au milieu de la journée, le bistrot marseillais les Eaux de Mars a établi deux équipes différentes : une pour le service du midi et une autre pour le service du soir. D’autres restaurants se sont attaqués à la sacro-sainte semaine à rallonge qui touchent ses employés en proposant la semaine de 4 jours15. Un modèle proposé et justifié par le chef étoilé Florent Ladeyn : « Dans ce métier, on trouve normal de travailler 60 heures par semaine. Si nous on arrive à changer, d’autres peuvent le faire. Dans la restauration, on n’est pas les plus malins et pourtant les chefs se prennent pour des dieux »16. Enfin, la responsable du restaurant Candide a, quant à elle, opté pour une réduction du nombre de services. On touche là au nerf de la guerre : l’organisation du travail. 

Toutes ces initiatives, parfois radicales et contre-intuitives, mènent à penser autrement la répartition de la charge de travail et s’inscrivent dans une démarche de symétrie des attentions. En effet, ils sont l’occasion de concilier la casquette de restaurateur – qui recherche à améliorer l’impact envers son client et ses fournisseurs (payer le juste prix, travailler des produits de saison etc.) – et la casquette d’employeur capable de proposer de meilleures conditions de travail à ses salariés. 

Finalement, le restaurant français, haut lieu de culture et de transmission, bouillon de partage et de vivre ensemble, n’a pas dit son dernier mot face à la relève qui lui tourne le dos et a aujourd’hui les conditions pour orchestrer sa réinvention.


Références

1 Logement casse tête saisonniers – Arcachon
Logement casse tête des saisonniers- France 3 Calvados Logement saisonnier – France 3 régions
Pénurie de saisonniers – France 3 Occitanie
Pénurie de saisonniers- Ouest France
2 WTTJ
3 Le Fooding
4 Dares
5 Thierry Marx pour 20 minutes
6 Top Chef, Cauchemar en cuisine, Masterchef
7 Emmanuelle Jary, Fooding

8“Le no-show, dans un restaurant, est la conséquence d’un individu qui a réservé sa table et qui finalement ne se présente pas. Il ne décommande pas, ne prévient pas, bref, il bloque une table inutilement.
9 rédactrice et cheffe magazine Le Fooding

10 Podcast Bouffons – “le client est roi .. vraiment ?”
11 Etude de Pôle Emploi – 2023
12 Thomas Coutrot, Critique de l’organisation du travail
13 Zone de tables dans lequel un serveur attitré évolue
14 serveur, chef de rang, runner
15 Semaine de quatre jours dans la restauration: « ça marche », clame le chef étoilé Florent Ladeyn. L’express
16 La semaine de quatre jours pour travailler plus, Le monde

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