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De l’urgence de perdre son temps à gagner du sens

À en croire le philosophe Bergson, le temps n’existe pas. Seule compte la durée. Provocateur dans la formule, nous retiendrons néanmoins l’audace de l’idée.
Le temps, organisé au sens scientifique, répond à des obligations pratiques. Nous découpons ainsi nos journées par petits bouts succincts, assemblés dans un agenda, lui-même constitué de 24h pour chaque 7 jours d’une semaine.
Voilà que le temps se démembre, répondant aux besoins de l’action humaine.
Mais pouvons-nous prétendre répondre ainsi à ce qu’est le temps ?
Comme le rappelait à juste titre le stoïcien Saint-Augustin : « Si vous ne me demandez pas ce qu’est le temps je le sais, dès lors que vous me demandez ce que c’est je ne le sais plus. » Difficilement pénétrable par les mots, le temps ne se laisse pas réduire à la définition.
C’est là qu’entre en jeu la notion bergsonienne de durée. La durée correspond à notre perception subjective, personnelle du temps. Loin de pouvoir être morcelée, cette durée est continue. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une réunion d’une heure n’est jamais sujette à la même expérience temporelle. Pour l’un des participants, cette réunion, d’un mortel ennui, sera l’équivalent d’un siècle. Pour un autre, happé par les propos, c’est sur un temps bref que sera vécue cette même heure. La durée donne un sens au présent car elle relève de l’intime.

Pourquoi parlons-nous tant du temps de travail ? 

Plus que jamais, notre temps est questionné. Se fait sentir cette envie, ce besoin de parler du temps de travail. À l’heure où la réforme des retraites est vivement contestée, naît un autre débat, palliatif, concernant une semaine de 4 jours travaillés.  

Un autre constat actuel a de quoi remettre en question le temps que nous accordons à l’ouvrage. Telle qu’analysée par l’OFCE (Observatoire Français des Conjonctures Économiques), la productivité de richesses par tête, en l’espace d’une heure de travail, a chuté de 3.6% entre fin 2019 et fin 2022. 

Le travail, de plus en plus, est quotidiennement marqué par le temps de la mesure, du profit.
Surtout, il ne faut pas en perdre. L’usuelle « Je n’ai pas le temps » donne le ton. Cette expression implique que le temps soit hors de contrôle, qu’il nous dépasse. 
Or, le temps n’existe pas indépendamment du travailleur qui en use. Seul, le temps n’est rien. 

Extraire le travail du compte à rebours

S’intéressant, par le biais de l’enquête SUMER (Surveillance Médicale des Expositions des salariés aux Risques Professionnels) de la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Études et des Statistiques), aux impacts de la révolution numérique sur le travail, l’économiste Jacques Freyssinet remarque l’essentiel. L’utilisation de nouvelles technologies complexifie l’évaluation de l’effort productif. Absorbée par les résultats, l’évaluation éclipse nos efforts pour y parvenir.
Notre regard sur le travail se circonscrit. La durée consacré au travail s’estompe.

Peut-être devrions-nous questionner le travail dans sa durée, ce temps qui prend (trop) son temps.
Alors, nous pourrions envisager le travail à la première personne, en considérant la dimension intime qui se joue dans le temps travaillé, celle qu’y engage le travailleur. Mais cela suppose d’extraire le travail du compte à rebours et de l’urgence.
Dans ce cas, quoi de mieux qu’un retour en arrière, qui prend le temps de comprendre les grandes étapes qui ont traversé le temps de travail. 

La petite histoire du temps de travail 

Sécuriser le statut du travailleur

Depuis la Révolution française et l’emblématique lutte pour une liberté de travail, nous avions rejeté toute forme de sujétion pour obtenir des relations contractuelles libres. Le travail se matérialise alors par des contrats de louage, louant ouvrage ou service. Contrats de droit commun, conclus de gré à gré, le travailleur est alors un prestataire de service. Encadrés par des contremaîtres, les salariés jouissent néanmoins d’une certaine autonomie, de type opérationnel. Ils sont libres de coopérer entre eux.
Depuis cette perspective, le travailleur est souple dans l’organisation de cette location et donc de son temps de travail. Insidieuse, source d’exploitation, la souplesse qu’offre le contrat de louage se voit encadrée.

Délimiter le temps limite l’autonomie au travail

En 1910, l’apparition du contrat de travail réglemente le temps travaillé. 
Le travail, délimité en heures, elles-mêmes régies par un contrat, se voit modifié en substance.
Effectivement, le contrat de travail vient redéfinir l’essence même du travail. 
Reconnaissant une relation de subordination dès sa signature, ce contrat consacre à l’employeur la notion de pouvoir. La responsabilité de l’exécution de la tâche n’est plus seulement l’affaire de l’ouvrier mais aussi et d’abord celle de sa direction. Il n’est plus envisageable que les travailleurs se débrouillent seuls. Étudiant avec attention ce point de bascule, les sociologues Blanche Segrestin et Armand Hatchuel sont formels : sans un « gouvernement du travail », le travail n’est plus. Engagé, le travailleur se doit de respecter les méthodes et prescriptions de son subordinateur.  Le personnel d’encadrement se multiplie, parfois par deux, comme au Creusot en huit ans.

De nouvelles formes d’autorité et de gestion viennent rationaliser et discipliner l’action de ceux qui constituent l’entreprise. L’autonomie de celui qui travaille s’amenuise. Limité, le choix de la durée accordée aux tâches appartient moins à celui qui travaille qu’à celui qui l’organise.

Depuis, n’en déplaise à Bergson, nous n’avons eu de cesse de concentrer nos réflexions autour du travail sur un temps de la découpe, du ciselage, du morcellement. 
De 1848 à 1998, les lois figent d’abord puis font évoluer temps de travail journalier et temps de travail hebdomadaire. D’une journée de 12h de travail et d’une semaine de 7 jours ouvrés, nous verront naître les 10h journalières et l’arrivée du dimanche non ouvré. Les 48h hebdomadaires, laisseront finalement place aux 40h puis au 39h et au samedi non ouvré. En 1996, la loi Robien, qui prévoyait un raccourcissement hebdomadaire à 4 jours lèguera sa place à la loi Aubry de 1998 et notre contemporaine semaine de 35h.

La nécessité d’une reconquête 

Un paradoxe français

Quelques escarres plus tard, les travailleurs reconsidèrent aujourd’hui la place que prend le travail dans leur vie. 
À l’occasion d’une analyse, la Commission européenne commandite en 2007 un Eurobaromètre spécial dont les chercheuses Lucie Davoine et Dominique Méda s’emploient à analyser les résultats. D’après l’étude, les français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail (92% pour une moyenne de 84% dans l’UE 25). Or, ils sont également les premiers à souhaiter moins importante la place occupée par leur travail (65,8% pour une moyenne de 39% dans l’UE 15). 
Quelles logiques expliquent une position française si singulière ?
La revendication concerne-t-elle seulement les heures sur lesquelles le travail s’effectue ? 

Relativiser n’est pas dévaloriser

Pour l’économiste Thomas Coutrot, le constat est celui-ci : « Les conditions de travail autrefois tolérées sont devenues inacceptables pour beaucoup de salariés. Ce n’est pas tant que les gens veulent quitter l’emploi ou le salariat, ni arrêter de travailler, c’est qu’ils recherchent des emplois avec de meilleures conditions de travail, avec un vrai sens au travail. »
L’exigence, contagieuse, gagne du terrain.

Le traditionnel rapport sacrificiel entretenu entre travailleur et travail tend vers son obsolescence. Or, nous assistons moins à une rupture qu’à une tentative de réconciliation. Le travail est loin d’avoir perdu son importance aux yeux des français, au contraire. 

Le procès du chronomètre 

En l’état actuel, la latitude décisionnelle des travailleurs se réduit depuis le milieu des années 1990.
Si en 1960, l’organisation tayloriste est réservée aux ouvriers et en particulier aux ouvrières, elle vient désormais organiser le travail des employés. Suivi en temps réel de la performance, prescription du temps accordé au geste, la dictature du process et du reporting s’étend aujourd’hui à la quasi-totalité des catégories professionnelles. 
Ce « déluge bureaucratique », déterminant à l’avance ce que doit être le temps de travail porte atteinte au travail. D’après une étude de la DARES, lorsque l’autonomie du travailleur s’accroît, le sentiment d’insoutenabilité du travail diminue. Il en va de même lorsque les contraintes horaires au travail sont moindres.
Pour les travailleurs, il est grand temps de redistribuer les cartes du temps de travail. 

Réinvestir la durée au travail pour émanciper le travailleur

À la bonne heure

Profusément discutée, la semaine de 4 jours concrétiserait, dans certains esprits, l’érosion de la valeur travail. Ce monde d’après, où la valeur travail n’existerait plus, est vivement déploré.
Pourtant, malgré son insuffisance, la discussion est intéressante par ce qu’elle contient en potentialité.
La problématique que pose la semaine de 4 jours est la suivante : Comment envisager la valeur travail autrement que par sa valeur temps ?
Le sujet nécessite en effet de ne pas s’en tenir à la mise en place d’une semaine de 4 jours mais, plus largement, de repenser la nature même du travail. 

Repenser la nature du travail ?

Lorsque certains s’attellent à définir le travail, leurs idées convergent. Activité humaine exigeant un effort soutenu, les travailleurs y engagent leur intelligence, leur subjectivité. Par le travail, par la production, on transforme le monde et on se transforme soi-même en développant certaines de nos potentialités jusqu’alors inconnues. 
Comme le rappelle l’auteur Yves Clot, « Au travail, on peut donc se reconnaître dans des objets, des matières, des recettes, des odeurs, et même s’y retrouver, seul et ensemble ».
Il faut pouvoir travailler en se reconnaissant dans ce que l’on fait.

Yves Clot insiste alors sur cette idée en convoquant la notion d’un « travail bien fait ». Si le format d’une semaine de 4 jours est intéressant c’est parce qu’il met en doute la quantité, au profit d’une réflexion sur la qualité. Comment mieux travailler ? 
En fait, cette semaine réduite est l’occasion vertueuse de faire le procès du temps de travail.
À ce titre, elle nous oblige à considérer un temps de travail choisi, rejoignant dès lors le vœu d’autonomie des travailleurs. 

Qu’est-qu’un travail bien fait ? 

Lorsque le sociologue Jean-Philippe Bouilloud parle lui aussi de « travail bien fait », il mentionne la place qu’occupe la beauté au travail. Cette soif d’esthétisme touche une exigence. Elle vaut pour ce « soignant qui passe plus de temps que prévu avec un malade pour lui tenir brièvement compagnie », pour « l’opératrice de plate-forme téléphonique qui résiste aux injonctions de sa hiérarchie pour vraiment résoudre le problème du client qu’elle a en ligne ou pour lui vendre un service qui correspond vraiment à son intérêt. »

Le constat est universel, il vaut pour tout métier. La gestion autonome du temps est un mécanisme de satisfaction au travail. L’usage de notre temps de travail dépend de la tâche à effectuer. Choisir le bon temps pour chaque tâche permet de bien faire son travail. Plus long ou plus court, il permet d’avoir une prise sur ce que l’on fait.
En 2013 puis une nouvelle fois en 2016, la DARES investigue nos conditions de travail et compare les résultats. À cette occasion, l’une des questions porte sur la fréquence d’une fierté d’un travail bien fait.
40 % des répondants ne ressentent pas cette satisfaction du travail bien fait.
Une donnée qui pointe l’urgence de s’atteler à cette question. 

Penser le temps de travail c’est donner au travailleur toute sa valeur

Perdons donc notre notre temps à gagner du sens.

Alors que l’on aspire à nouer un rapport plus qualitatif à son travail, arrêtons nous sur cette valeur-temps qui le transcende. Repensons la nature du travail et attardons-nous sur le travail bien fait.
Autrement, comment le travailleur peut-il faire corps avec cette activité créatrice qu’est le travail si le temps alloué à chaque tâche à été décidé sans lui ? 
Les travailleurs réclament un temps de travail choisi, la semaine de 4 jours n’en étant qu’un symptôme. 
Les travailleurs veulent jouir d’un auto-gouvernement, d’une autonomie, que l’organisation du travail a souvent découragé. Alors, de manière assez contre-intuitive, réduire le temps de travail c’est engager une réflexion sur la durée de la tâche. Cette dimension du temps de l’intime entretenue entre le travailleur et son travail doit être réinvestie.

Pour cela, il faut interroger celui qui travaille, occasion pour lui d’en être l’unique juge. 


Références

MATINET Béryl, ROSANKIS Élodie, LÉONARD Martine, Les expositions aux risques professionnels. Les risques psychosociaux, DARES, Synthèse Stat n°36, 2020.

Les Cahiers, Quelle politique de renouveau industriel en France ? De la crise sanitaire à la transition écologique, n°59, 2022. 

SEGRESTIN Blanche, HATCHUEL Armand, Refonder l’entreprise, Éditions du Seuil, Paris, 2012. 

DAVOINE Lucie , MÉDA Dominique, Place et sens du travail en Europe: une singularité française ?, 2008.

COUTROT Thomas, PEREZ Coralie, Redonner du sens au travail, Éditions du Seuil, 2022.

DUPUY François, Le travail et la vie, les raisons d’un divorce, La Grande Conversation, 2023.

BEATRIZ Mikael, Quels facteurs influencent les salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ?, Dares, Analyses n°17, 2023.

CLOT Yves, Le travail à cœur, Éditions La Découverte, 2010.

BOUILLOUD Jean-Philippe, Pouvoir faire un beau travail. Une revendication professionnelle, Éditions Érès, 2023.

COUTROT Thomas, PEREZ Coralie, Quand le travail perd son sens, Dares, Document d’études n°249, 2021.

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