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Les conseils d’administration face aux limites planétaires

“Beaucoup reconnaissent l’importance de la durabilité, mais la question est encore abordée comme un “facteur d’hygiène”, c’est-à-dire comme un exercice de conformité, par opposition à une véritable création de valeur pour les entreprises, pour les différentes parties prenantes et pour la planète.” - Sonia Tatar

« La plupart des initiatives de transformation durable meurent au niveau du conseil d’administration. »
Derrière ces mots d’un directeur général se cache en réalité le constat sans appel et souvent partagé par de nombreux dirigeants au sein des entreprises d’un manque d’embarquement des administrateurs sur le sujet de la performance environnementale. À l’occasion d’une enquête, trois acteurs du conseil sont allés à la rencontre des différentes parties prenantes des conseils d’administration. Grâce à ces témoignages, trois principales failles ont été identifiées. Trois failles à partir desquelles se dessinent également plusieurs leviers de réinvention de cette instance clé du pouvoir entrepreneurial. Décryptage.

Constat n°1 : Des leaders engagés, il y en a… Mais ils sont peu encouragés. 

Le fait que le lien entre la Nature et l’entreprise soit abordé sous le prisme “reporting d’empreinte” (de la communication extra financière) plus que l’angle stratégique, et pérennité, n’est pas tant dû à une absence de leaders engagés et volontaires côté exécutif, mais plutôt — selon les personnes interrogées — à un manque de responsabilisation des membres du conseil d’administration.  

« Ces sujets reposent encore beaucoup sur le courage exécutif. La plupart des administrateurs ont été formés à travailler à la maximisation des certitudes, mais il n’y a pas de récompense à aller vers l’incertitude » témoignait un dirigeant. 

Finalement, le premier enjeu est bien un enjeu de système à même de favoriser ou non l’audace, de récompenser ou non le long terme, de favoriser ou non une posture entrepreneuriale comme celle qu’exige une transformation durable du modèle économique. Et comment institutionnaliser au sein des conseils d’administration cette responsabilité de pérennité alignée avec les limites planétaires ?

Plusieurs leviers existent. 

Il y a tout d’abord la transparence sur les décisions prises par les administrateurs, qui permettrait de rendre ceux-ci davantage redevables de leurs orientations à l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise, mais qui fait débat sur les potentiels effets de bord telle qu’une frilosité accrue : « Ce sont des organes politiques, il faut donc que politique puisse se faire. Le flicage par une transparence totale n’est pas une manière de favoriser les débats honnêtes sur l’avenir de l’entreprise, » explique une administratrice. 

Il y a ensuite la rémunération, qui pourrait être pas seulement fixe, mais aussi indexée sur la performance environnementale, alignée avec une trajectoire long-terme ambitieuse. 

Il y a enfin les rituels et les modes de fonctionnement qui permettent d’aborder sans fard le sujet. Ainsi, la RSE peut être intégrée aux comités préexistants comme le comité d’audit obligatoire, mais cela ne permet pas de creuser le sujet en profondeur. Le conseil d’administration peut aussi prendre l’initiative de nommer des comités spécialisés. Un seul comité pour traiter l’ensemble du sujet environnemental, ou plusieurs découpés en sous-thématiques… Les configurations sont variables, mais cela a pour conséquence d’isoler le sujet RSE des autres sujets business. Le tout est finalement de trouver la formule qui correspond le mieux à la maturité, les activités et la culture de chaque entreprise… On retiendra tout de même l’avantage des comités pour creuser certains sujets spécifiques, notamment en lien direct avec les opérationnels, mais surtout la nécessité d’intégrer le fruit de ces réflexions dans les décisions stratégiques de l’entreprise, voire on peut même rêver, les mettre au cœur de sa raison d’être. 

Voilà pour un premier axe de réflexion. 

Constat n°2 : La composition actuelle des conseils d’administration ne permet pas d’aborder correctement le sujet de la performance environnementale 

Selon un article de l’université du Québec, datant certes de 2012, la composition du conseil d’administration importerait même plus sur la performance environnementale que les comités spécialisés : c’est-à-dire qu’il serait plus impactant de sélectionner les bons profils d’administrateurs que de créer des organes dédiés à la RSE au sein d’un conseil d’administration. Et pourquoi les caractéristiques de ses membres sont-elles si importantes ? Parce que le conseil d’administration est une instance de débat : « Le conseil d’administration est l’endroit dans lequel doit s’exercer le challenge. Mais pas de challenge dans l’unité : il faut de l’altérité. Et c’est ce qu’il manque terriblement dans certains boards, » explique un interviewé. Or, 58 % des administrateurs français se disent préoccupés, et 10 % extrêmement préoccupés, par le fait que le manque de diversité des points de vue au sein des Conseils puisse empêcher l’émergence de discussions judicieuses. Mais quelle diversité faut-il inoculer ? 

Il y a tout d’abord le sujet de la diversification des intérêts représentés. Les actionnaires y sont représentés par définition, mais nombreux sont ceux qui prônent une plus forte représentation d’autres parties prenantes : consolider les administrateurs salariés, représenter davantage les clients, et même “le vaste monde” comme disait l’un des interviewés. « Il faut un chief society officer » pour reprendre les mots d’un autre, à l’instar de l’entreprise britannique de cosmétiques Faith in nature qui vient de nommer un administrateur pour représenter la nature au sein de son conseil d’administration. 

Il y a aussi la diversité abordée sous le prisme de la complémentarité des compétences, un sujet clé à l’heure où la représentation des administrateurs compétents sur les enjeux climatiques ne s’élève qu’à 8 %. Pendant des années, on a fait tourner des modèles économiques à partir de ressources naturelles sans contrepartie, en pensant qu’elles n’étaient qu’abondance et stabilité. Comprendre que notre planète à ses limites et les intégrer en tant que contraintes business est un mindset rare, mais nécessaire à avoir au sein d’un conseil d’administration pour pouvoir prendre des décisions stratégiques éclairées. 

Et finalement, ce serait bien beau de convier ces profils différents à la table des discussions si les pratiques ne leur permettent pas de lever la voix. Car, comme dans toute instance politique, le conseil d’administration est le théâtre de jeux de pouvoir. Et si on ne s’assure pas de donner à tous les administrateurs les moyens d’avoir voix au chapitre, certains pourraient ne pas oser jouer des coudes pour faire entendre leurs convictions. Voici donc un enjeu plus culturel que mécanique. 

Constat n°3 : Oui, le sujet manque encore d’alphabétisation 

Alors que la corrélation entre performances financières et environnementales est depuis longtemps étudiée par les sciences de l’économie et de gestion, la transformation durable est perçue risquée par les administrateurs, appréhendée davantage comme un coût à court terme que comme un investissement à long terme permettant d’assurer la pérennité de la performance. « Il faut que les gens apprennent à parler la même langue et c’est très difficile. On a l’impression que tout le monde maîtrise ce langage, mais en fait non, tout le monde n’a pas le même niveau d’alphabétisation, » reconnaît un administrateur. Comment donc y remédier ? 

Très trivialement : former. Cette formation peut faire l’objet d’un parcours formel de formation avec l’aide d’un organisme tiers, mais elle peut aussi être favorisée par la mise en place de dispositifs d’apprentissage continu en interne : « Nous avons un administrateur référent climat qui a un rôle de formation du conseil sur le climat : c’est lui qui impulse les formations, mais il est aussi en charge de faire des topos sur les avancées scientifiques. » Parce qu’avant tout, il faut comprendre la nécessité de s’engager dans la prise en compte des limites environnementales.

La formation peut aussi se faire de manière informelle, via le partage de connaissance pragmatique entre pairs : « Souvent, ce qui me fait avancer dans mes réflexions, ce sont des discussions avec d’autres administrateurs. Mais on ne le développe pas assez. » 

Mais plus encore qu’une connaissance globale et la conviction d’un nécessaire changement, il manque aux administrateurs des démonstrations directement ancrées dans la réalité de leur entreprise : « Mes investisseurs n’arrivent pas vraiment à palper pourquoi on perdrait de l’argent si on ne se transformait pas. Ils veulent des faits et moi, j’ai du mal à leur modéliser, je n’ai pas les metrics. Il me faudrait un tableau de bord qui montre à quel point une stratégie de transformation peut créer de la valeur pour l’entreprise. » Diagnostics environnementaux, stress tests, comptabilité fusionnée… Tous les outils seront bons pour donner aux administrateurs une vision juste des implications économiques des enjeux environnementaux.

Voilà donc quelques défis à relever pour permettre aux conseils d’administration d’impulser, eux aussi, la réinvention d’une économie qui s’inscrit dans les limites planétaires. « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux », lit-on dans l’évangile selon Saint-Luc.

Alors, relevons-nous les manches.  

Télécharger l’enquête « Pour des conseils d’administration au service de la transformation durable »

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