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Ce qu’on aurait pu dire sur la valeur travail.

The Office

« Vive la valeur travail ! », scandait Emmanuel Macron en février à Rungis, ressortant à cette occasion la formule sarkozienne du « travailler plus, pour gagner plus ». Oui mais… L’idée d’un supplément numéraire de travail ne semble pas séduire les Français, loin de là : s’ils étaient 62 % à souhaiter « gagner plus d’argent, mais avoir moins de temps libre » en 2008, ils ne sont plus que 38 % aujourd’hui, alors même que l’inflation grignote le pouvoir d’achat. De la même manière, la part des sondés qui trouvent que le travail est “très important” dans leur vie est passée de 60 % en 1990 à 24 % en 2022.

La « valeur travail » dans sa forme quantitative ne suffit donc plus pour convaincre et force est de constater que le débat entourant la réforme des retraites a peiné à sortir de cette approche. Et pourtant, le rapport des Français au travail est si complexe et nuancé qu’il y aurait eu beaucoup à dire…

Nous aurions pu rappeler, par exemple, qu’au sortir de la pandémie, le goût du travail s’était abîmé pour nombre d’entre nous.

Et ce pour plusieurs raisons. Entre autres : à défaut d’une valeur travail, la pandémie a ressuscité l’absurdité de la valorisation du travail avec la mise en lumière des métiers alors qualifiés essentiels mais si peu reconnus, contrastant fortement avec les bullshit jobs de certaines licornes commençant à montrer leur vacuité tant sociale qu’économique. Sous l’égide de la distanciation sociale, la pandémie a aussi éclaté les collectifs, faisant naître une approche plus individualiste de l’engagement professionnel, moins solidaire de l’entreprise, causant beaucoup de difficultés aux dirigeants pour maintenir un pacte social cohérent. Et finalement, nous aurions pu poser le constat que, qu’ils soient cols bleus, blancs ou ciel, les Français se positionnent aujourd’hui sur plusieurs nuances de gris entre un « travailler doit être utile au monde de demain et je ne ferai plus rien qui s’apparente à du bullshit » et un « travailler est une aliénation qui nous empêche de vivre en harmonie », la majorité s’accordant sur le fait que le travail doit trouver sa juste place, à savoir : pas trop envahissante. 

Nous aurions alors pu essayer de définir ce qu’est un travail trop envahissant. À quoi pourrait ressembler un équilibre satisfaisant entre investissement professionnel et activités personnelles sur le cours d’une vie toute entière, plutôt que de se concentrer sur l’horizon de fin ? Au-delà d’une retraite décente, qu’est-ce qui pourrait permettre aussi aux travailleurs de ne pas débarquer dans la soixantaine le dos courbé et le cerveau lavé ? Comment organiser le temps de travail pour créer les bonnes respirations ? Le débat manquait à coup sûr d’appréhender le sujet de la soutenabilité du travail dans sa globalité. 

Nous aurions pu tenter de comprendre également ce pour quoi les Français veulent travailler. Car le travail pour le travail ne fait pas rêver grand monde, et à l’instar du casseur de pierre, nous sommes probablement nombreux à avoir besoin de construire une cathédrale désirable sur les ruines des crises successives. Rappelons qu’en 2009, quand on demandait aux Français ce que le travail évoquait pour eux, ils étaient deux tiers à citer des notions d’accomplissement et de fierté quand 40 % des Anglais citaient « la routine ». Face à l’approche transactionnelle et marchande des anglo-saxons, nous sommes reconnus pour notre exigence sur l’utilité sociale du travail. Il serait probablement plus efficace de raviver la flamme de l’engagement en inscrivant le travail et l’effort qu’il nécessite dans une finalité collective autre que budgétaire. Comment mettre les employeurs et leurs salariés davantage au service de la transition climatique ? Comment appréhender le travail du Care, pas seulement dans sa forme salariée mais aussi dans son penchant informel, que l’on soit parent, aidant, aimant ? 

Nous aurions pu aussi parler de la culture française qui sait si habilement combiner intensité et plaisir. Saviez-vous qu’en 2019 encore la France affichait la plus forte part de richesse produite par heure travaillée parmi les pays de l’OCDE ? Ô oui, les Français sont capables de faire preuve d’une productivité hors normes quand ils savent qu’elle sera contrebalancée par des instants de loisirs. C’est notre héritage socialiste : nous sommes la patrie des congés payés, des vacances à Saint-Malo et à Palavas-les-Flots. Nous sommes les rois de l’hédonisme si bien que le monde entier fait de nous la première destination touristique pour y goûter. La retraite fait partie de cette contrepartie loisir d’un travail engagé, plein et entier : on la projette, on la maquette, on s’y apprête. Pas étonnant que la remise en question de ce totem suscite d’aussi vives réactions. 

C’est en abordant tout cela, et à cette condition seulement, que nous aurions réellement parlé d’une valeur travail à la française dans son entièreté. Et, alors seulement, nous aurions pu repenser le modèle de solidarité, avec tous ses tenants et ses aboutissants, ses équilibres en termes d’épanouissement individuel, de pérennité économique et d’équité sociale. 

Mais l’imaginaire convoqué est resté aride et la réflexion partielle, loin de ce qui est vécu réellement dans les entrailles des entreprises. 

Nous aurions pu et en réalité nous aurions dû parler de la jeunesse. Finalement, si ce débat sur le retrait du travail n’avait dû avoir qu’un seul horizon, c’est celui-ci : celui de la jeunesse de demain, celle qui arrive sur le marché du travail et qui est si proche de tourner le dos à ce qui lui est proposé. La jeunesse comme ligne d’horizon, comme enjeu majeur de réinvention. Nous aurions en réalité dû avoir un débat d’état, de vision de société, plus qu’un débat politique, d’intérêts désintéressants. Car le débat qui a entouré la réforme des retraites — accéléré, hâtée, raccourci, abîmé, approprié, appauvri — a raté sa cible : celle de questionner en profondeur notre modèle de société à l’heure où la jeunesse se détourne de notre démocratie tant elle ne s’y retrouve pas. 

Nous aurions dû, à l’occasion de cette réforme, débattre pour penser un modèle soutenable et désirable dans son entièreté, qui crée du mieux pour les générations de demain sans alourdir leurs perspectives et les crédits — pas seulement financiers — qui pèsent déjà sur leurs épaules. Un débat sociétal qui aurait été de belle tenue et profondément utile dans un contexte où la place du travail et sa teneur sont plus que jamais remis en question par les relèves successives. 

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