Quel management à l’heure du travail hybride ?
Deux ans après le début de la pandémie, le télétravail est entré dans nos vies. Auj...
mars 2022
Mutuelle et santé
L’arrivée massive sur le marché du travail de la génération Millennials, née dans les années 80, a initié une mutation lourde et lente du rapport au travail et plus généralement de la place du travail dans la vie. Depuis, pour les jeunesses, le travail n’est plus l’étoile polaire d’une vie. Cette onde de choc, amplifiée récemment, désarçonne patrons, entrepreneurs, managers de proximité, DRH, déjà soumis à rude épreuve avec la succession de coups durs auxquels ils ont dû faire face depuis quatre ans (Covid, guerre en Ukraine, flambée des prix de l’énergie, pénurie de main d’œuvre). Dans nos colonnes, Emmanuelle Duez, fondatrice de Youth Forever, analyse dans le détail ce phénomène de transformation substantielle du travail et donc de l’entreprise, et donne des clés aux acteurs concernés pour comprendre et s’adapter.
Revue de presse des dernières semaines. A côté des défis majeurs du moment ou du siècle, de l’inflation à la transition écologique en passant par les grèves et les motions de censure qui secouent la France et l’Entreprise, monte en puissance un sujet loin d’être anecdotique. Le nuage de la grande démission qui a secoué les US en 2021 (40 millions de démissions) risquerait d’assombrir un ciel économique français déjà très orageux. 42% des moins de 35 ans affirment n’avoir jamais eu autant envie de quitter leur emploi qu’aujourd’hui (1). 58 % des cadres seraient prêts à démissionner (2).La rumeur gronde et les concepts se multiplient pour qualifier le phénomène : « détravail », « démission silencieuse », « tracances », autant de traces d’une lame de fond résolument à l’œuvre.
« Des jeunes qui n’ont plus le goût de l’effort » au « pas d’inquiétude les chiffres étaient pires pendant la crise de 2008 » en passant par « quand ce sera la cata économique peut-être reviendront-ils bosser » : tous les journaux, éditorialistes, DRH et patrons y vont de leurs interprétations, sous l’effet loupe d’une population-cadre démissionnaire en fanfare qui rejoint un mouvement cols bleus moins récents (secteurs hôtellerie, restauration ou encore soin sinistrés d’un point de vue RH). Si le ON de la REF du Medef fin août était dédié à la sobriété énergétique, le OFF bruissait et bruisse toujours deux mois après autour de ce défi en apparence insoluble : comment faire venir ou revenir dans l’entreprise (et non pas « au travail », nous y reviendrons) une population de « déserteurs* » pour laquelle l’engagement en entreprise semble a minima absurde, dans ses modalités quotidiennes ; et plus globalement vain, dans sa capacité à adresser les vrais défis de notre temps.
Le sujet est posé, les chiffres maintes fois partagés sont en augmentation constante, des dirigeants interviewés dans une étude en cours MEDEF X The Boson Project remontent des turnovers en hausse multipliés par deux pour le premier semestre 2022, l’analyse est complexe, mais surtout : elle doit être nuancée et dépourvue de tout cynisme. Ce sera là mon humble contribution à l’empilement d’analyses : prenons le temps d’observer le phénomène, ôtons nos lunettes générationelles, patronales, salariées ou syndicales, en tous cas françaises, mettons de côté les railleries pour tenter un regard oblique et prospectif sur ce qui se trame à l’intérieur des entreprises.
D’abord et avant toute chose, rappelons qu’une réaction brutale ou épidermique, parfois légitime et souvent observée, est absolument contre-productive. Les patrons, entrepreneurs, managers de proximité, DRH sont dans un tourbillon de difficultés et d’imprévus depuis presque 4 ans, des gilets jaunes à la crise du pouvoir d’achat en passant par la pandémie, la remontée en puissance opérationnelle post pandémie (souvent plus difficile encore que la gestion de la crise elle-même), la guerre en Ukraine, la guerre écologique, les pénuries de talents dans certains secteurs en forte croissance de nouveau, etc. Comme tous les Français, ils sont des citoyens concernés et impactés par ces défis de court et très long terme. Dans l’entreprise, ils doivent délaisser leurs propres fragilités pour retenir des corps sociaux fragmentés, abîmés, lessivés.
La strate managériale en particulier, toujours très résiliente dans les baromètres RH, serait en train de poser un genou à terre.
« C’est la triple peine : la pandémie c’était dur. La sortie de la pandémie, pour repartir, c’était très dur, il a fallu déployer des trésors d’énergie. Le fait que maintenant les gens s’en aillent, chacun voyant midi à sa porte, c’est insupportable ».
Alors quand on entend qu’elle s’en va, car « elle a rêvé de madeleine pendant la nuit et qu’elle veut devenir pâtissière » (3), alors qu’on a tenté de retenir pendant des mois les fils invisibles et si ténus de l’affectio societatis, il y a de quoi… s’effondrer. Pourtant, il ne faut pas. Il ne faut pas, car rien ne serait pire qu’une fracture générationnelle, un mur d’incompréhension dans l’entreprise, vecteur de blocage et d’immobilisme.
Rien ne serait pire qu’un cynisme de façade pour cacher une détresse patronale réelle, à ce moment où le « faire société » est si difficile.
Rien ne serait pire qu’une rupture du dialogue avec une jeunesse qui cherche à poser des mots parfois maladroits ou malheureux sur un mouvement qui la dépasse, qui la transporte. Et surtout il ne faut pas, car derrière l’anecdotique ridicule ou le ras le bol légitime, il y a probablement une reconfiguration très profonde du rapport au travail. Profonde et durable, qu’il s’agit de capturer.
Tentons d’être exhaustifs.
Factuellement, la gestion de la pandémie a contribué à interroger, peut-être même à abîmer durablement cette fameuse « valeur travail » qui fleurit dans tous les éditos comme un vestige du monde d’hier. Il paraissait en effet illusoire de demander aux Français de tout arrêter, de rester cachés, de se protéger de tout et surtout de l’Autre, de se confiner en continuant à percevoir son salaire sans conséquences aucunes, sans qu’à aucun moment cela n’interroge ou n’érode le lien entre travail, effort et salaire.
Le débat actuel sur le droit à la paresse, formulation malheureuse, car nous devrions parler plutôt du droit à l’inactivité salariée ou du choix de l’inactivité salariée, est bien un héritage plus ou moins direct de cette rupture inédite vécue par des millions de travailleurs français : être payé par quelqu’un, ou quelques-uns, sans avoir à travailler. Être payé pour vivre.
Mais cette lecture de la situation, seule, serait gravement incomplète. Elle doit être repositionnée dans notre contexte de plein emploi, d’inflation et de crise de sens . Les salariés sont des acteurs rationnels, et comme le décrit entre autres très bien Daniel Cohen ils adoptent, pour ceux qui le peuvent évidemment, des approches opportunistes.
Jouer de la tension sur le marché des talents pour passer de structures en structures en augmentant son salaire est parfaitement rationnel. Mettre en face d’une réflexion existentielle profonde et salutaire pour beaucoup une période d’inactivité financée par le chômage, pour découvrir d’autres horizons et se (re)découvrir, c’est parfaitement rationnel aussi.
Combien d’entre nous, fustigeant ces comportements « non éthiques », pourraient affirmer tout seul devant leur glace, le matin en se brossant les dents, que cette danse avec le système – parce que le système le permet – ne provoque pas au fond de leur ventre une minuscule pointe d’envie ? Mais passons. Cette double lecture, là encore, est insuffisante. Elle ferait passer la situation actuelle pour la résultante des deux dernières années, ce qui n’est pas juste.
Depuis l’arrivée sur le marché du travail de la génération Millennials, née dans les années 80, depuis le décryptage aiguisée des petites poucettes (4), première génération mondialisée de digital natives, nous observons une mutation lourde et lente du rapport au travail et plus généralement de la place du travail dans la vie. La progression linéaire et le rêve de carrière ne sont plus porteurs pour des trentenaires qui ont vu leurs parents scander dans les années 68 « ne pas perdre sa vie à la gagner » avant de s’étioler dans une routine grise et des chimères statutaires 30 ans après… Tel est pris qui croyait prendre : ils ne referont pas la même erreur. Distance saine, excellence managériale, équilibre des vies, obéissance conditionnée et désobéissance éclairée, quête de sens holistique, à l’échelle de l’existence et non pas de l’entreprise : cette génération a contribué à changer en profondeur les règles du jeu, allant même jusqu’à suggérer de troquer à la sacro sainte subordination – colonne vertébrale du droit social français – l’interdépendance. Une bascule du rapport de force s’est opérée en entreprise, qui a commencé il y a plus de 10 ans.
Le « big quit » actuel s’inscrit donc bien dans un continuum générationnel, il est une amplification d’un phénomène à l’œuvre depuis plusieurs années, même si le cocktail actuel est explosif, dopé par l’urgence climatique.
Et ce sera là mon quatrième et dernier élément d’explication. Nous consommons aujourd’hui 1,8 planète par an. À l’ère de l’anthropocène, la première cause de mortalité des moins de 25 ans dans plus de 100 pays est désormais le suicide (5), l’horizon de leurs vies semblant définitivement opaque, pollué, irréparable, insoutenable. Sans cet élément fondamental de compréhension d’une modification substantielle et totale du rapport au monde, aux autres, au temps et à l’existence, il est impossible de percevoir avec justesse ce qui se joue sous nos yeux, l’entreprise étant une version en flacon de nos sociétés modernes. C’est ici aussi qu’on lâche le cynisme et les railleries.
Comment et pourquoi diantre tout donner à l’entreprise, son temps son énergie et ses espoirs, comme ce fut le cas pour nombre de nos aînés, quand la sensation d’un effondrement imminent vous hante ?
Qui peut décemment fustiger cette jeunesse de ne plus faire du travail l’étoile Polaire d’une vie, dans le contexte qui est le nôtre ? Un chef d’entreprise, magnanime et ouvert, me confiait récemment expliquer à ses managers qu’il s’agissait d’une autre interprétation du monde qui cohabite dans l’entreprise, plus qu’une fracture générationnelle, pour apaiser les courroux internes. Peut-être est-ce davantage la coexistence de différentes manières d’être au monde, désormais, dans la cité et au sein de nos sociétés qui nous secoue et nous interpelle (6).
Ceci étant dit, qui d’ailleurs n’a pas vocation à être exhaustif, l’autre question que nous pourrions nous poser est : pourquoi maintenant ? Depuis plus de 10 ans le phénomène est en germe, il rencontre un contexte économique et un modèle social français favorables : le lien travail-effort-salaire s’érode sous le coup d’une pandémie mondiale et la transition environnementale rend la mixture incontrôlable, explosive. Aux États-Unis la lame de fond s’est propagée dans l’entreprise il y a plus d’un an déjà. Si elle déferle chez nous seulement maintenant c’est parce que trois digues, solidement consolidées, sont en train de céder.
La première, c’est la flexibilité. Pour garder les talents, notamment la « creative class », beaucoup d’entreprises ont consenti à autoriser le travail « comme vous voulez, où vous voulez ». L’extrême flexibilité, le full remote, très adapté à la culture anglo-saxonne dominée par un rapport transactionnel au travail, l’est moins à la nôtre. Alors à l’épreuve du temps, à l’euphorie des premiers mois se sont substitués l’ennui et la torpeur, la solitude aussi parfois, puis le ras-le-bol et la démission. Devant ces cas particuliers qui deviennent des vagues collectives, l’entreprise réagit et revient sur la promesse de flexibilité béante, elle rappelle ses troupes au bureau et force le collectif au présentiel pour rallumer la flamme. Attendons de voir les effets de bord de ce contrecoup de braquet.
La seconde digue est salariale. Pour retenir les talents toujours, notamment les talents « stratégiques », l’Entreprise est entrée dans une course à l’échalote pécuniaire : quoi qu’il en coûte, dans un contexte compétitif où certains salariés peuvent jouer avec le système ou se jouer du système, il a fallu s’aligner. Et prendre ainsi le risque de faire exploser le pacte social de l’entreprise sur l’autel des pactes et deals individuels. D’abîmer la méritocratie et les promesses faites « dans le monde d’avant ». De fracturer encore davantage les corps sociaux, entre les cols blancs et les cols bleus, les stratégiques et les autres, les jeunes et les vieux. En bref : prendre beaucoup de risques. Cet élastique salarial touche aujourd’hui ses limites, confronté notamment à l’inflation.
La troisième digue, enfin, est humaine. Les dirigeants, tout occupés à prendre des décisions dans l’incertitude et l’instabilité ambiantes, ont délégué aux RH le management de l’engagement. Les RH, tout occupés à gérer les risques collectifs, à se prémunir, à se conformer à la réglementation ventripotente, ont délégué aux managers le management de l’engagement. Et les managers, s’ils ont fait le job tant bien que mal depuis plus de deux ans, souvent sans formation dédiée, maniant carotte et bâton en mode hybride et intergénérationnel, finissent d’en avoir ras le pompon. « Les managers ne viennent plus au bureau, quand ils ne partent pas ». Quand la digue humaine de proximité lâche, c’est le big quit qui se répand comme une marée noire.
À ces trois explications « chaudes » pour contextualiser le phénomène français il convient d’ajouter une spécificité bleu blanc rouge loin d’être anodine dans l’histoire. Le rapport au travail des Français est singulier, par opposition au modèle anglo-saxon précité : il est plus intense, plus concerné, plus émotionnel que transactionnel. Plus irrationnel aussi. Alors quand les digues sautent, la volte-face guette. Si le passage de l’amour à l’indifférence polie, du sur-engagement au désengagement puis au détravail, du nous au je est rapide et dévastateur, il est surtout très français, dans un pays champion de la productivité et du désenchantement radical, tout ça en même temps. Pour reprendre les mots de Yves Clot, les Français « résistent à l’emprise du travail au nom du travail, en lui réclamant plus qu’il ne donne » (7). Déçus par l’incapacité du travail à satisfaire leurs aspirations de réalisation et d’utilité, ils lui tournent le dos.
À ce stade du propos, il convient d’éclairer les conséquences potentielles du phénomène « Grande démission », notamment si ce dernier est amené à durer et à prendre de l’ampleur. L’exercice de projection stratégique et d’anticipation des cas non conformes, selon le vocabulaire militaire consacré, est devenu indispensable depuis que le cours des événements s’est emballé et que la réalité a dépassé la fiction. Alors : quels sont les risques ? Les petits et les grands ?
Le premier risque identifié est celui d’une fracturation encore exacerbée de la société française et par voie de conséquence des mini sociétés que sont les entreprises.
Des divergences profondes émergent entre ceux qui peuvent jouer à saute-moutons et ceux qui voudraient bien, mais ne peuvent pas ou n’osent pas ; ceux qui comprennent le phénomène et ceux qui ne l’acceptent pas ; ceux qui peuvent prendre du temps pour réfléchir et ceux qui ont trop la dalle pour penser ; ceux bloqués au bureau ou à l’usine et les digital nomads qui paraissent libres comme des oiseaux ; ceux qui utilisent le système et ceux qui ont le sentiment d’en être prisonniers. Ces lignes d’opposition transcendent les âges, les générations, les catégories socio-professionnelles et l’implantation géographique. Elles parcourent nos entrailles au fil des discussions et répandent insidieusement envie et amertume dans une société qui a besoin de tout sauf de cela.
Elles concourent à la naissance, à minima dans le monde du travail, d’une société de castes où chaque cohorte verrait midi à sa porte, prendrait ce qui l’intéresse et laisserait le reste.
Le deuxième risque identifié, si le phénomène persiste et s’amplifie, est la mise en péril à termes de l’Entreprise, donc par voie de conséquences du modèle social français. Le monde économique est un colosse aux pieds d’argile, dont la stabilité a été ébranlée par une succession inédite de cas de force majeurs. Gilets jaunes, pandémie, difficulté de la remontée en puissance opérationnelle post pandémie (à ne pas sous-estimer), inflation, guerre en Ukraine, guerre de l’énergie, le tout sur fond d’urgence écologique… La liste s’allonge chaque semaine qui passe, le rythme semble s’accélérer. À la longue tout cela abîme les Hommes, les systèmes de production, les motivations, les convictions, la foi entrepreneuriale, la performance. L’envie. De tout en haut à tout en bas. Et sans envie pas d’engagement, sans engagement pas de performance, sans performance pas de survie, sans survie plus de modèle français.
Le troisième risque est plus vaporeux, plus dangereux aussi : la dislocation du monde du travail en système de castes auto-centrées, condamnant de facto le pacte social collectif de l’entreprise, présage-t-il d’une tendance sociétale durable et globale ?
Si oui, comment demain fédérer un ensemble de citoyens autour de causes qui dépasseraient voire interpelleraient les intérêts individuels ? En cas de conflit armé européen, prendrons-nous les armes ? Dans notre contexte de guerre mondiale environnementale, assumerons-nous notre responsabilité individuelle et collective de transformations de nos systèmes et de nos organisations, alors que le winner doesn’t take it all ? Puisque la sobriété se fait nouvelle religion, saurons-nous renoncer, dans l’intimité de nos foyers, sans pointer du doigt le voisin imparfait pour se dédouaner de notre propre inaction ? En une question comme en mille, en assumant un peu de caricature : sera-t-il possible de faire encore société, ensemble, avec des individus qui ne veulent plus faire que ce qu’ils veulent, plus penser que ce en quoi ils croient déjà, pas renoncer à du bien-être individuel de court terme pour permettre des futurs collectifs soutenables ? Peut-être se niche-t-elle précisément ici, cette fameuse fracture intergénérationnelle…
Par honnêteté intellectuelle, et parce que faire flipper dans les chaumières et les Entreprises sans équilibrer les points de vue ne sert à rien, il est urgent de cartographier toutes les externalités positives, également très nombreuses, de l’époque complexe que nous vivons. Chaque défi est une chance. Chaque complexité l’occasion de s’améliorer. En l’occurrence : l’engagement et le sens du collectif sont aujourd’hui (re)devenus l’or noir d’une performance durable de l’entreprise, étant à la base de tout : transformations, agilité, innovation, capacité à appréhender et intégrer les transitions. En ceci l’époque nous rappelle à nos fondamentaux, trop souvent oubliés. En ceci, le rééquilibrage des rapports de force dans l’Entreprise ramène sur le devant de la scène des recettes et pratiques quasi ancestrales, ô combien vertueuses !
Le « bon management » d’abord, qui demeure le premier levier de rétention. Si l’on atterrit pour tout un tas de raisons dans une Entreprise, on la quitte en premier lieu à cause de ses faiblesses managériales (8). Aux 4 ingrédients clés d’un management de qualité : le sens, la transparence (de la vision, des règles du jeu, de l’information), la reconnaissance (matérielle et immatérielle) et la confiance (a priori, dans un monde d’obsolescence rapide des compétences) se sont ajoutés ces dernières années de nouvelles responsabilités, fondamentales : la pédagogie, pour donner du sens à l’action dans un monde complexe ; ou encore la subsidiarité : nouvelle pratique du pouvoir et de la responsabilité, qui consiste à davantage permettre que transmettre ou déléguer. Tout ceci, très connu des organisations, devient un passage obligé, une évidence, alors que jusqu’à présent (il faut le dire) cela restait de jolis mantras de bouquins obscurs de management.
« Le beau travail », aussi, reprend sa place. Plus que des discours grandiloquents sur comment l’Entreprise change le monde, il est attendu désormais de baisser un peu de ton sans baisser d’ambitions.
D’être sobre et humble dans les discours pour d’abord et avant tout aligner les preuves ; et de ne surtout pas oublier que déjà permettre la réalisation d’un travail de qualité, chacun à son niveau, dans des bonnes conditions, pour que ‘l’ouvrage fasse sens’, que l’on nettoie des bureaux la nuit ou que l’on soit actuaire : c’est la base. Sans cela, nulle peine de s’aventurer sur le reste.
Bon management, beau travail – quel qu’il soit -, mais aussi « juste distance » : voici un troisième effet de houle positif du gros temps RH actuel. Le contexte et l’époque anxiogènes remettent à sa juste place le travail, qui ne peut pas tout, qui n’est plus depuis la génération millennials déjà l’étoile Polaire et statutaire d’une vie, qui ne peut plus être le réceptacle unique de toutes les attentes, toutes les réalisations, toutes les ambitions, de toutes les frustrations aussi, en conséquence. Cette juste distance qui s’instaure, fustigée parfois en interne, est source pourtant d’un engagement de meilleure qualité. Avoir la tête froide dans un monde chaud bouillant ; concevoir sa réussite personnelle de manière plus globale, via un spectre qui traverse le familial, le social, le professionnel, l’associatif ; savoir ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier au risque de tomber dans le burn out ou le Brown out ; être en mesure de (re)mettre en perspective et d’ajuster ses attentes au pouvoir réel de l’entreprise, personne morale : autant de symptômes positifs d’une relation plus mature au travail, pour autant que l’on ose chausser des lunettes roses.
Enfin, et c’est probablement le plus enthousiasmant, l’époque d’incertitude et d’empilement des fractures nous rappelle aux essentiels, à l’Essentiel, affiché sur le fronton de la République française. La fraternité, cette solidarité spécifique à ceux qui croient aux mêmes valeurs et s’engagent dans un même combat, cette solidarité en action et en preuves, ce concept initialement révolutionnaire, demeure le socle ultime de l’engagement et revient en force dans l’Entreprise. Le goût des Autres conditionne le goût de tout, de l’effort, de l’ouvrage, du dépassement, de l’engagement. Sans un collectif de qualité, sans une interdépendance entre les Hommes, sans conscience de cette chaîne humaine qui fait le lit de l’engagement et donc de la performance : rien ne tient, et rien n’a de sens. Cette affirmation d’apparence triviale résonne désormais avec justesse dans l’Entreprise (« Compagnie » signifie con panis, partager le pain), elle commence à vivre et vibrer pour de vrai, à prendre la forme de moments dédiés, de bribes de culture, de discours hésitants. Une forme de sobriété des émotions, en définitive, pour revenir et consolider les bases de notre pyramide de Maslow.
En guise de conclusion, je vous laisse avec deux questions, qui s’entrechoquent. Pourrait-il s’agir d’un cycle ? Aux plus anciens d’entre nous ces quelques lignes doivent évoquer les années post 68, une forme de libération intellectuelle, parfois totale, des chaînes invisibles que les individus semblaient sentir peser sur leurs vies, leurs corps, leur cœur. Un affranchissement du système. Se pourrait-il que nous assistions à une nouvelle vague hippie, un mouvement porteur de revendications fondamentales et fondamentalement humaines, parce que l’Humain travailleur occidental serait mûr pour ça ? Et si de cycle il s’agit, alors connaîtra-t-il la même fin, soit un étiolement latent et un rééquilibrage des forces in fine inéluctable ?
Ou alors : se pourrait-il que nous assistions dans l’Entreprise aux prémices d’un bouleversement plus durable : le travail, l’engagement à l’entreprise, qui se transforment en profondeur, pourraient être le pédiluve d’une forme de désintoxication à la modernité. Nous testerions en fait dans l’entreprise et par le travail d’autres manières de vivre le monde, d’être au monde. Le travail qui mute sous nos yeux serait alors le stigmate d’une réaction presque immunitaire à l’ultra modernité, la tentative d’un autrement, d’autres possibles, remettant en cause le statu quo et le système établi, les repères, les réflexes, les fondamentaux d’hier et d’aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, l’époque est passionnante.
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(1) Étude OpinionWay pour Indeed publiée le 24 mai dernier
(2) Étude pour Arthur Hunt et Bona fidé, menée par l’Ifop auprès de 500 cadres dirigeants et encadrants
(3) Society numéro 188, du 1er au 14 septembre 2022
(4) Michel Serres, Petite Poucette, Éditions le Pommier, 2012
(5) Dans plus de 100 pays selon Dr Vikram Patel, professeur de santé mondiale à Harvard
(6) Enquête Jeunes cons <3 vieux fous, Youth Forever, mars 2022
(7) Yves Clot, Le travail à cœur, La Découverte, 2010
(8) Enquête BVA / Club media RH, avril 2022
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