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Travail : entre l’absurde et l’espoir

Après les discours grandiloquents, les raisons d’être bien léchées et les visions 2030 vouées à résoudre tous les maux de la société mais à n’en rien faire, à quoi rêvent les collaborateurs ? Chronique d’une mutation en cours.

« Notre turnover a été multiplié par deux sur le premier semestre 2022 » ; « Les gens n’ont plus le goût de l’effort : nos métiers sont perçus comme trop contraignants, nous n’arrivons pas à recruter » ; « Avant, la vie s’organisait autour du travail, c’est désormais l’inverse. » Voici un échantillon de ce que partagent les dirigeants, à coeur ouvert et mots voilés, à l’heure de la rentrée dans une enquête de The Boson Project.

Entre lassitude et rejet, caprice et épuisement, indifférence et désengagement… La rentrée aurait pour les travailleurs français le goût du pouvoir de vivre en berne, des canicules angoissantes, des sous-effectifs au boulot, des guerres si proches qui s’enlisent, du renoncement qui se déguise en sobriété . Un goût fade ou amer, selon chacun, un air de clap de fin de quelque chose dans un monde qualifié d’« absurde » par une majorité.

Au milieu de cette glu négative qui nous colle aux basques : le travail, qui nous occupe toute la journée et presque toute la vie, peine à donner du sens, à combler les failles existentielles, alors qu’on le questionne en profondeur depuis plus de trois ans maintenant. Il peine à être enthousiasme, « entrain ». Il semble désespérément vain face aux enjeux.

Quoi pour engager ?

Derrière lui, en embuscade, l’entreprise morfle, déboussolée. Elle a déjà grillé toutes ses cartouches pour réveiller la flamme de l’engagement et elle est aujourd’hui nue face à la complexité de l’époque.

A la rescousse, en rustine du désengagement, on a sollicité les managers qui se sont usés dans l’animation du collectif, du dialogue social et de la performance ; on a observé des volte-face sur le télétravail, coups de braquet incompréhensibles pour les collaborateurs qui avaient gagné sur le chemin du travail à distance des bouts de confiance et de performance individuelle.

Pour engager, l’entreprise s’est pourtant rêvée politique, véhicule d’impact porteuse d’innovations qui permettraient de résoudre les enjeux climatiques. « L’entreprise sera politique ou ne sera pas », disait-on alors dans les colloques. Elle avoue aujourd’hui l’absence de passage à l’échelle de la transition durable dans un contexte où les ingrédients systémiques et une réelle volonté étatique ne sont pas encore enclenchés.

Elle s’est aussi rêvée fraternelle, constitutive d’une famille qu’on n’a pas choisie mais à laquelle on s’attache parce qu’on est lié autour d’une même mission et de mêmes valeurs, figure de proue d’un management par le « care » alors que l’individualisme grimpait dans la société.

Aujourd’hui, les corps sociaux sont distendus, on met des limites dans l’affect au travail (avez-vous entendu parler de la « colleague zone » ?) et la fraternité est la moins plébiscitée des trois valeurs de la république.

Des Français, rois de l’engagement… et des désillusions

C’est qu’en creux de ces constats de désengagement, se nichent des explications beaucoup plus subtiles et nuancées que la perte d’un goût de l’effort et de l’ambition.

Les Français ont toujours été les rois de l’engagement. En 2019 encore, ils affichaient la plus forte part de richesse produite par heure travaillée parmi les pays de l’OCDE. Dans le monde pré-Covid, de nombreux sociologues – entre autres Danièle Linhart, Nelly Mauchamp, Yves Clot, Lucie Davoine et Dominique Méda – avaient mis le doigt sur cette singularité française.

De fait, quand on demande aux Français ce que le travail évoque pour eux, ils sont deux tiers à citer des notions d’accomplissement et de fierté quand 40 % des Anglais citent « la routine ». Vecteur donc de fierté personnelle, d’identité, d’utilité ou encore de liens sociaux, on confère au travail un supplément d’âme, et surtout une fonction sociétale qui mérite par conséquent bien plus que l’on ne fasse juste correctement son travail. En France, on a le goût du travail bien fait.

Mais le revers de la médaille est d’autant plus fort à l’heure des désillusions. Si pendant le premier confinement encore, les directions des ressources humaines témoignaient d’un engagement hors normes, marqueurs d’une volonté de contribuer par le travail aux enjeux inédits et d’un attachement à l’entreprise assez fort pour oeuvrer à sa survie, la chute est relativement brutale.

Attente d’une autre posture

Car si les Français sont ceux qui accordent le plus d’importance au travail dans leur vie, ils sont aussi ceux qui semblent vouloir voir sa place réduite par déception.

A l’heure des désillusions, l’histoire d’amour tourne à la rancoeur. Depuis des années, les sondages remontent d’ailleurs une baisse progressive de leur satisfaction au travail, symptomatique d’aspirations qui peinent à trouver une réalité.

Peut-être qu’aujourd’hui les Français attendent de l’entreprise une autre posture : plus de sobriété dans les promesses et plus de tangibilité dans les prouesses. Renouer avec les salariés par le b.a.-ba de ce qui la lie aux individus qui la composent : le travail, dans sa version la plus brute, et ce en quoi il est utile.

Après les discours grandiloquents, les raisons d’être bien léchées et les visions 2030 vouées à résoudre tous les maux de la société mais à n’en rien faire, les collaborateurs rêvent peut-être de retrouver de la sérénité dans un travail où on leur donnera la possibilité de mettre les mains dans le cambouis des nécessaires transitions sans grandes annonces, et de le faire bien, sans prétention. Du sens à l’utilité, tout simplement ? Dirigeants, à vous de nous le dire.

Tribune parue dans Les Echos

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