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Le goût du travail bien fait

La fin d’année, avec son lot d’entretiens RH et ses bilans d’activité, est propice à la rétrospection et à l’évaluation. Décembre est le mois du jugement : les objectifs ont-ils été atteints ? Quelles sont les grandes réussites ? Sur quels projets avons-nous eu la sensation du travail bien fait ? Car c’est aussi à cela que sert l’heure du bilan : avant d’identifier ce qui reste à améliorer, avant de se jeter dans les grands enjeux de l’année à venir et les belles résolutions, elle sert, pendant quelques instants, à poser un regard sur ce qui nous a rendu fier et à savourer ce qui a été accompli.

Un exercice d’autant plus essentiel que, depuis cet été, après plus d’un an et demi de pandémie, le travail s’est fait sous le signe de la fatigue, parfois même de l’épuisement. Et pour preuve : d’après le cabinet Empreinte Humanis, les cas de burn-out sévères auraient grimpé de 25% entre mai et octobre 2021, un phénomène qui concerne 1,5 fois plus les managers. Les vacances de la Toussaint se sont donc faites sentir plus incontournables que d’habitude et le mois de décembre a été pour beaucoup parcouru comme un quarantième kilomètre de marathon avec une entorse au pied : laborieusement. Prendre le temps de s’arrêter sur le travail bien fait est d’autant plus mérité et nécessaire pour prendre de l’énergie avant la rentrée. 

Mais qu’est-ce qui caractérise donc le travail bien fait ? Les efforts déployés peuvent-ils être à eux-mêmes des marqueurs de fierté ? Qu’est-ce qui est en mesure de nous rendre fier en cette fin d’année particulièrement éprouvante ? Et au vu de l’épuisement général, peut-il y avoir une soutenabilité du travail bien fait ? Quelles sont les conditions qui peuvent nous permettre, au sein de l’entreprise, de bien faire notre travail, c’est-à-dire d’une manière satisfaisante, dans la durée ?

Des petits bouts de soi

Savant mélange d’engagement et de création, le travail bien fait se niche quelque part entre un investissement de soi et un supplément d’âme inattendu. 

Décryptons-en les caractéristiques avec le philosophe Henri Bergson, en commençant par l’investissement de soi ou, autrement dit, le déploiement de son énergie. L’effort est une “mobilisation volontaire de forces physiques, intellectuelles, morales en vue de résister ou pour vaincre une résistance”. Or, Bergson nous explique que c’est justement parce qu’il y a des barrières, des obstacles, parce que nous sommes obligés de nous dépasser nous-mêmes pour les surmonter, que le travail est précieux.[1] Se mouiller, sortir de sa zone de confort, mettre les mains dans le cambouis quand la situation l’exige… À vaincre sans péril on triomphe sans gloire[2], dit-on, et la pénibilité est peut-être bien la première condition sine qua non de la satisfaction du travail bien fait. Bref, si vous avez particulièrement sué sur un projet, si vous avez réussi à convaincre des collaborateurs que vous pensiez réfractaires à jamais, si vous avez fini par trouver une solution à des problèmes qui vous ont donné bien du fil à retordre, ce seront probablement vos plus grandes fiertés de l’année. 

Mais le simple déploiement d’efforts ne suffit pas pour donner satisfaction. Car le travail bien fait doit engager tout entier : la mobilisation des mains et de la tête certes, mais aussi du cœur. On dit d’ailleurs “mettre du cœur à l’ouvrage” pour qualifier un travail que l’on fait avec ardeur et conviction. C’est donc y donner quelque chose de soi, quelque chose de personnel, quelque chose qui rend à la fois singulier et irremplaçable[3] le travail réalisé – en y injectant ses idées, son éthique, ses inspirations. Plus précisément, cela peut être : le soin donné à créer une alchimie particulière dans une équipe, un pas de côté créatif inspiré, une capacité à toucher et à surprendre avec un soubresaut d’enthousiasme… Ce que Bergson appellerait le supplément d’âme nécessaire à la matière pour l’élever moralement. Un souci du détail au départ détourné des objectifs de performance et qui, finalement, donne toute sa valeur ajoutée au travail. 

Le travail bien fait est tout sauf un détachement émotionnel, un rapport transactionnel mesuré au travail. Il est un petit bout de soi, l’expression de ce à quoi l’on souhaite contribuer. 

Plus qu’il ne nous consomme passivement, le travail bien fait nous engage pleinement. 

Un goût à transmettre

S’il est éminemment personnel – nous l’avons vu – le travail bien fait peut aussi être cultivé au sein d’une organisation en créant les conditions favorables à son exécution. Quelques ingrédients sont nécessaires pour en donner le goût et les moyens, liste non exhaustive ci-dessous. 

Tout d’abord, il ne peut pas être une planification managériale calculée et formatée. Il suscite la satisfaction justement parce qu’il permet – au travers de notre investissement – de nous réaliser, de mettre à l’essai nos idées, d’exercer notre jugement. La dimension créative est une condition nécessaire puisqu’elle nous permet de produire quelque chose de si singulier qu’elle ne peut être échangée ou substituée, nous rendant ainsi irremplaçable et utile. On y laisse notre empreinte. Permettre le travail bien fait nécessite donc de donner à chacun le champ libre pour investir sa créativité. C’est ce que l’on appelle dans les organisations la subsidiarité : “tout échelon supérieur s’interdit de réaliser lui-même ce qu’un échelon inférieur pourrait faire”[4]. Respecter un territoire d’expression donc, qui va de pair avec son corollaire managérial : la confiance. 

Il ne peut pas non plus être une injonction dictée. Car le goût du travail bien fait ne s’apprend pas, il se transmet. Il n’est pas une expertise concrète à mémoriser, il est à la fois un savoir-faire et une disposition morale et nécessite un apprentissage par l’exemple. Le philosophe Charles Pépin disait dans une conférence sur la transmission[5] que pour transmettre une valeur, “il [fallait] cesser de parler et montrer. Montrer la valeur en acte.” Les managers, ici aussi, jouent un rôle clé par l’incarnation car ils sont à leur échelle des mini role models qui donnent le la au sein de leurs équipes : ils jouent un rôle d’exemplarité crucial. 

Il doit être également valorisé à l’échelle de l’institution. Et là se pose la question de la définition de la valeur travail au sein de chaque organisation et de la mesure et récompense de la performance. Quels sont les critères d’appréciation collectifs ? Quelles sont les valeurs de l’entreprise qui pourraient qualifier ce bien si subjectif ? Les modèles d’évaluation ont ainsi le pouvoir de favoriser certains comportements en alignement avec la culture de son entreprise. En objectivant les collaborateurs sur d’autres paramètres, on change la donne sur ce que l’organisation promeut. 

Dernier élément et non des moindres : le travail bien fait nécessite que l’on puisse bénéficier de soupapes pour relâcher la pression. N’oublions pas que le burn out est cet « épuisement physique, émotionnel et mental qui résulte d’un investissement prolongé dans des situations de travail exigeantes sur le plan émotionnel ». Puisqu’il engage des bouts de soi, puisqu’il enflamme pleinement, le travail bien fait impose un temps de récupération pour pouvoir être réalisé sur le temps long.

Alors, notre conseil pour cette fin d’année : profitez, pour ceux qui le peuvent, de cette trêve hivernale.

Et trinquons à nos réussites ! 

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