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Comme je travaille, je vis

Puisqu’avec les confinements successifs, les deux facettes professionnelle et personnelle de la vie ne font qu’une pour la plupart d’entre nous, alors en échange de « vrai », je m’engagerai, se dit-on désormais. En échange de liens et de liants, j’exprimerai mon talent. En échange d’apprentissage, de considération, de fraternité, je resterai.

La période que nous vivons – sur laquelle nous ne nous attarderons pas, ayant atteint des niveaux de saturation si élevés que même les mots oppressent – porte son lot de révolutions dans le monde du travail. Au moins aura-t-elle eu quelque chose de bon, à l’heure du bilan, quand les lumières de la liberté et de la vie brilleront de nouveau.

En vrac : massification du télétravail, alors qu’il semblait, il n’y a pas si longtemps, encore incompatible avec la performance. Révolution des postures managériales vers plus de confiance a priori, favorisant le management par les résultats ou les objectifs au présentéisme ou autres gesticulations en open space, qui paraissent bien désuètes désormais. Prise de conscience du rôle stratégique de la communication interne , gardienne du lien et du sens à distance et jusqu’alors dévolue à des femmes (souvent) talentueuses (toujours), mais rarement membres des comex. Retour en force du courage, force morale si engageante, comme socle de légitimité du leadership ; et de la fraternité, affichée sur le fronton de la République, comme premier levier d’engagement et de réengagement de corps sociaux fragilisés, voire fracturés. Avènement de la culture de la considération , après des années à nous rabâcher les oreilles de bienveillance moelleuse. Plus concrète, moins incantatoire, plus personnalisée, plus authentique surtout, elle est la traduction culturelle du « chaque marin compte » de la Marine nationale, alors que les trois vagues ont correspondu à trois strates d’engagement successifs : les collaborateurs, les managers de proximité puis les managers de managers et fonctions support. Sanctuarisation des bureaux enfin , à l’encontre des idées reçues, car ils sont l’espace/temps qui permet le collectif, qui fédère les énergies, qui fait Société dans chaque entreprise.

Recherche d’un supplément d’âme


L’époque aura contribué à révolutionner le travail, aucun doute là-dessus, et à battre en brèche un certain nombre de mythes libertariens dont on nous abreuvait. Non, nous ne serons pas tous demain des mercenaires digitaux sans foi ni loi, sans entreprise et sans bureau, vendant notre talent aux plus offrants. Les Français restent des sentimentaux, à la recherche d’un supplément d’âme quelque part, dans un monde du travail profondément bouleversé. A ceux qui craignent les retours en arrière : soyez parfaitement rassurés. Tous autant que nous sommes, nous affectionnons particulièrement les avantages acquis, et il y a dans ces évolutions beaucoup d’ingrédients progressistes qui rendront plus belle l’entreprise de demain.

De cette liste enthousiasmante manque une transition de taille. Plus diffuse et plus complexe, elle est celle qui marquera le plus en profondeur je le crois le monde du travail : comme je travaille, je vis. La révolution digitale, couplée au passage d’une société industrielle à une société de services, avait déjà contribué à rendre poreuse les frontières entre sphères professionnelle et personnelle. A coup de smartphones, de contrats cadre, de millennials aspirant à travailler d’où ils veulent quand ils veulent pourvu que les objectifs soient atteints en temps et en heure : les deux mondes se sont maillés… Les confinements successifs et notre drôle de vie entre parenthèses amplifient ce mouvement, le portent à son paroxysme. Aujourd’hui les deux facettes professionnelle et personnelle de la vie ne font qu’une pour la plupart d’entre nous : un gloubi-boulga informe, où tout se mélange, pas par choix mais par voie de conséquences.

Dodo, boulot. Boulot, dodo.


Le travail est entré dans nos vies, dans nos familles, dans nos maisons, dans nos lits. Il est partout, tout le temps, occupant beaucoup du temps laissé vacant par l’interdiction d’une sphère sociale, amicale. La nature a horreur du vide, et le travail a cette propriété de n’être jamais rassasié, alors, comme le gaz, il prend toute la place.

Au début, c’était confortable, bouchant les trous de vies en pointillés, confinées. Un an après, c’est étouffant, étourdissant comme une valse à deux temps, qui fait perdre la tête. On devient sot. Dodo, boulot. Boulot, dodo. Le travail s’est propagé dans tous les recoins de nos vies, mais nos vies aussi se sont immiscées dans le travail. Problèmes de couple ou solitude pesante, enfants turbulents ou bébés en bas âge, insomnies chroniques et vides existentiels se dévoilent, traversent les écrans. Fragilités, craquages, sautes d’humeur, crises de sens, obsessions, papiers peints défraîchis, conflits de voisinage, ménage, mort du poisson rouge : les petites et grandes choses qui font le sel de la vie parsèment désormais le travail, se retrouvent tissées avec lui. Comme je travaille, je vis. Et, demain, cela laissera des traces.

Du vrai, de l’authenticité, des liens durables


Quand la lumière reviendra, quand je retournerai au travail, au bureau, j’irai comme chez McDo : comme je suis. Sans filtre, sans masque, sans cacher ce que je suis vraiment, comment je vis, tout ce que j’aurais partagé jusqu’alors, de plein gré ou à mon corps défendant. Je ne laisserai plus ma vie, avec son lot de bonheurs et d’emmerdes, au pied d’une tour de la Défense, la retrouvant à la tombée du jour. J’aspirerai à être pleinement moi, en tout temps et en toute heure. Puisque le travail est entré dans ma vie, je ferai revenir la vie au travail. Je veux du vrai, de l’authenticité, créer des liens durables. Après ce bout d’existence entre parenthèse, qui marquera les comportements, je veux toucher aux essentiels, adresser mes fondamentaux, me nourrir des autres. Je ne supporterai plus l’idée de jouer dans le grand théâtre social de l’entreprise, où il est important de porter un masque pour se protéger, pour se distancier, pour paraître tel qu’on l’attend supposément et attendre de rentrer chez soi pour être vraiment. En échange de ‘vrai’ je m’engagerai. En échange de liens et de liants j’exprimerai mon talent. En échange d’apprentissage, de considération, de fraternité, je resterai.

Future of Work : sens et reconnaissance, les clés du travail de demain

Dans 10 ans nous nous retournerons. Qu’il était confortable le temps révolu, où chacun se conformait à l’entreprise, laissant son magma chaud d’émotions et d’irrationalité aux portes du bureau. Qu’il est exigeant d’accueillir au sein de l’entreprise les gens comme ils sont, dans leur forces et leurs vulnérabilités. Quels enjeux et quels défis pour la fonction managériale, sacralisée depuis, d’être les garants et les gardiens de l’engagement , corollaire d’une performance durable. Quels trésors d’humilité et d’humanité, de savoir-faire et de savoir-être, nous avons dû déployer pour faire revenir la vie au travail, en permettre les conditions idéales, les repères et les limites aussi… Mais quelle avancée majeure cela a été, de faire exploser les avatars, les faux-semblants, les mirages et les miroirs, pour faire du travail un havre de vie, de liberté, à commencer par celle d’être soi.

Tribune parue dans les échos

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