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Que mettrons-nous dans nos assiettes dans 5 ans ? Connaîtrons-nous la fin du saumon en No...
janvier 2024
Tout secteur
S’il y a bien un ingrédient majeur du modèle de résilience des armées, c’est l’esprit de corps, que l’on appelle aussi esprit d’équipage chez les marins, ou esprit d’équipe dans les entreprises. Peu importe la variante employée, aux fondations de ce collectif soudé repose la fraternité, condition sine qua non de l’excellence opérationnelle. La fraternité est cette solidarité spécifique à ceux qui croient aux mêmes valeurs et s’engagent dans un même combat. Elle est l’œuvre d’une sensibilité commune qui œuvre elle-même en retour. Elle n’est en ce sens ni passive, ni immobilisante comme l’est la compassion, mais responsabilisante et active.
Si le mot « résilience » aura été celui de l’année de 2020 – à l’excès même, le concept de fraternité est, lui, rarement associé au monde de l’entreprise. Il y a pourtant toute sa place.
L’année 2020 aura été une année charnière porteuse de changements sans précédent. Il est encore difficile d’imaginer l’ampleur de l’impact qu’aura la crise sanitaire sur nos vies et nos sociétés. Personne n’est épargné, surtout pas les entreprises. Et si, notamment grâce aux aides de l’Etat, seules 19100 procédures collectives ont été enregistrées en France sur les neuf premiers mois de 2020 (contre 32 714 sur la même période, en 2019, selon l’Insee), il est attendu que le taux de défaillance grimpe en flèche. « D’habitude, il y a 50000 faillites en moyenne par an, il y en aura sans doute plus dans les mois qui viennent”, observait Bruno Le Maire il y a quelques semaines. La notion de « résilience » est sur toutes les lèvres, buzzword du moment égrené à tout va dans les tribunes, interviews et webinars. Mais que signifie-t-elle vraiment ?
Processus psycho affectif, social et culturel qui permet de sortir grandi après un traumatisme psychique, plus que jamais, parler de résilience fait sens. Elle se définit par « la capacité d’une personne ou d’un groupe à se développer bien, à continuer à se projeter dans l’avenir en dépit d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes sévères ». Loin d’être acquise, elle est un processus, le fruit d’un travail et d’un cheminement, comme le rappelle Laurent Melchior Martinez, psychiatre et chef de santé pour la force d’action navale, qui a dirigé les 17 services de psychologie de la Marine nationale. On distingue plusieurs formes de résilience :
Concrètement, comment développer cette résilience tridimensionnelle ? Pour répondre à cette question, il est intéressant de s’inspirer des officiers de la Marine nationale, cette organisation de plus de 37 000 femmes et hommes recrutés, formés et entraînés pour la gestion de crises. Développer la résilience des marins est une préoccupation au cœur de cette organisation vieille de 500 ans. Cela s’articule autour de plusieurs grands principes dont peuvent s’inspirer les organisations, les leaders et les collaborateurs pour surmonter la période actuelle.
S’il y a bien un ingrédient majeur du modèle de résilience des armées, c’est l’esprit de corps, que l’on appelle aussi esprit d’équipage chez les marins, ou esprit d’équipe dans les entreprises. Peu importe la variante employée, aux fondations de ce collectif soudé repose la fraternité, condition sine qua non de l’excellence opérationnelle. La fraternité est cette solidarité spécifique à ceux qui croient aux mêmes valeurs et s’engagent dans un même combat. Elle est l’œuvre d’une sensibilité commune qui œuvre elle-même en retour. Elle n’est en ce sens ni passive, ni immobilisante comme l’est la compassion, mais responsabilisante et active.
La nature même du métier de militaire l’oblige : les opérations requièrent l’excellence de chacun à son poste et l’unisson de tous. Chez les nageurs de combat, l’exemple est édifiant : toujours attachés par deux, ils s’en sortent ou mourront ensemble. Une recette qui compile sens du devoir individuel et confiance collective absolue sur le terrain, que l’amiral Prazuck, chef d’état-major de la Marine de 2016 à 2020, résume ainsi : « Chaque marin compte, et la Marine compte sur chacun d’entre eux. » Conscient de cette responsabilité, quel que soit son niveau hiérarchique, le marin s’efforce de donner le meilleur de lui-même. Ses efforts se conjuguent à ceux de ses camarades dans lesquels il a confiance et une nouvelle chaîne de valeur se crée. Et c’est là que réside la force du groupe : transcender les egos et les personnalités pour mettre l’énergie collective au service du succès commun.
Quelles leçons en tirer pour les organisations à l’heure où les entreprises ont plus que jamais besoin d’un collectif au rendez-vous ? A-t-on pris suffisamment soin de développer l’esprit d’équipe ? Une première piste se dessine, par exemple, dans le modèle d’évaluation des collaborateurs, assez révélateur des valeurs ancrées au sein d’une organisation et véritable levier pour insuffler de nouvelles dynamiques : les grilles d’évaluation peuvent ainsi orienter la performance et l’objectiver sur la réussite collective davantage que sur les résultats individuels. Il s’agira alors de favoriser dans l’évaluation les capacités de collaboration, d’écoute et de coopération plus que les succès individuels pour induire l’entraide plus que l’esprit de compétition.
Loin de n’être qu’une exigence opérationnelle inhérente au métier de marin, l’esprit fraternel est avant tout le fruit d’une organisation tournée vers le collectif. Dès leurs premiers pas dans l’institution, les marins se forgent une culture commune grâce à l’expérience de la vie en communauté. Si la cohabitation sur un bateau exige d’adopter certaines règles indispensables au vivre ensemble (habiter plusieurs mois avec des personnes que l’on n’a pas choisies n’est pas inné), elle offre en retour la garantie d’une cohésion de tous les instants. « Au début, on s’engage pour des valeurs. Mais à bord, l’équipe prend le dessus. Finalement on agit pour aider son chef, pour défendre l’équipe, pour motiver son collègue », rapporte le capitaine de vaisseau Pierre de Briançon, qui a commandé, entre autres, le commando Hubert (un commando de la Marine nationale, constitué de nageurs de combat, spécialisé dans l’action sous-marine et de contre-terrorisme maritime).
Cette fraternité est notamment permise par le partage d’un espace-temps commun : « Vivre quatre mois ensemble nous force à faire attention à l’autre, à comprendre avec qui on travaille », raconte le capitaine de vaisseau Marc-Antoine de Saint-Germain, qui a commandé le porte-avion Charles de Gaulle, fleuron de la Marine nationale. Il n’est pas question de mettre le perso au placard. Chaque marin est recruté tout entier, avec famille (« la famille fait partie du sac », dit-on dans la Marine), tracas et joies.
Dans nos entreprises, la distanciation sociale met à l’épreuve les collaborateurs, les isole. Certains perdent en motivation, d’autres sont plus anxieux, le télétravail créant de nouvelles sources de stress liées notamment au manque d’interaction sociale, au sentiment de solitude. Les entreprises mettent-elles en place les dispositifs nécessaires pour motiver, soutenir, épauler, même à distance, les collaborateurs qui en ont besoin ? Le collectif est-il au rendez-vous de l’exigence de l’époque ? Même à distance, ou plutôt surtout à distance, alors que ce qui manque le plus aux collaborateurs confinés ou en télétravail forcé, c’est l’autre (le collègue, l’équipier), sacraliser les moments communs paraît nécessaire pour maintenir la cohésion. Les temps de partage, que ce soit des rituels de la routine managériale en cercle rapproché, ou de réels événements d’entreprise, doivent s’ancrer dans le quotidien de travail pour en préserver sa dimension sociale et il est de la responsabilité des managers et des dirigeants d’en être les gardiens.
Et qu’en conclure pour nos espaces de travail, alors que nous remettons en cause l’existence même de bureaux ? Pourrons-nous réellement nous passer de la pratique commune de lieux physiques ? Un espace physique partagé, comme dans le cas de la Marine, peut être un véritable levier de cohésion. Et s’il est certain qu’un retour en arrière sur le télétravail n’est pas voulu (les salariés ne sont que 12% à ne pas vouloir le pratiquer du tout, une fois que la crise sera passée), il n’est pas non plus souhaité de manière excessive et absolue (45% souhaitent le poursuivre de manière occasionnelle seulement). Il convient, en revanche, de se questionner sur l’usage des lieux de travail pour mieux en penser la conception. Alors que le travail à la maison s’est avéré être un levier de productivité individuelle, les acteurs de l’immobilier tertiaire devront opérer une véritable transition pour sortir du flex office impersonnel et standardisé, pour créer des espaces de travail réellement propices à l’échange et à la co-construction.
Celui qui manage ses troupes a un rôle primordial pour entretenir l’esprit d’équipe. Car cette abnégation au service de l’autre, dont font preuve les marins, n’est acceptée que parce qu’elle fait sens. Un sens qui justifie l’exigence du métier et cimente l’esprit fraternel, qui a son tour redonne un sens fort et véritable au collectif. Gardien de la vision mais aussi de l’éthique collective, c’est par l’exemple que le commandant instaure sensibilité et sincérité dans le groupe : c’est toute la subtilité de la position de celui qui, pour diriger un collectif, se doit d’écouter, d’être empathique et de se positionner lui-même dans une posture fraternelle. Pour prendre le pouls du terrain, à chacun ses méthodes : arpenter son bâtiment pour aller à la rencontre des marins, utiliser les relais parmi les officiers mariniers (les majors conseillers), passer un coup de fil au commandant de chaque bâtiment lors des escales pour avoir les récits de la vie en mer… « Le jour où les soldats cesseront de vous exposer leurs problèmes, sera le jour où vous arrêterez de les commander. Ils auront soit perdu la confiance en votre capacité à les aider, soit conclu que cela vous est égal », observe le général Colin Powell, qui a été à la tête des armées américaines pendant la première guerre du Golfe.
Dans le monde professionnel, l’interpersonnel représente un enjeu de taille pour les managers en télétravail. La distance accentuerait notre propension à penser que les collègues parlent de nous de façon négative : 52% des travailleurs à distance seraient plus susceptibles de se sentir exclus, délaissés et incapables de gérer les conflits avec leurs collègues. Leur rôle de liant et de facilitateur est plus délicat que jamais.
Par ailleurs, il est important que le chef ne soit pas le seul émetteur du soin : la fraternité se joue à plusieurs, dans une relation de réciprocité. Là réside la garantie de l’excellence collective en mission, quels que soient les effectifs sélectionnés sur le terrain, que le commandant soit présent ou pas. Et pour que, en opération, des relais s’opèrent pour prendre soin de ceux qui ont perdu pied sans son intervention, il s’agira d’instaurer une bienveillance et confiance absolues entre chaque membre de l’équipage, de cultiver cette fraternité qui transcende les âges et les motivations personnelles, pour que ses équipes sachent « laisser les querelles et les couteaux de côté, pour préférer prendre soin de l’autre » (Michel Serres). Après le combat, le chef favorisera la camaraderie et les temps de fantaisie, de relâchement qui, au lendemain d’épreuves, sont le salut des marins.
A l’opposé du cliché d’une culture de commandement virile et apathique, les commandants admettent aimer leurs hommes, sans pudeur. Dans la Marine, on prend autant soin de réparer les corps que les âmes après des interventions particulièrement difficiles, avec notamment la mise en place de sas en retour d’opération et d’un soutien psychologique.
Alors que la crise met à mal le vivre ensemble, nous prenons toute la mesure de nos fragilités individuelles. Ce goût des autres, sur lequel se fonde la résilience, s’incarne par le chef dont l’attention portée à ses équipes ne peut être effective que par l’authenticité du sentiment. Un gros mot qu’on évince parfois de nos vies professionnelles, comme s’il était trop embarrassant, trop complexe à gérer aussi. Il n’en reste pas moins qu’une entreprise est une communauté humaine et que seront probablement plus performantes les organisations qui auront misé sur l’attention portée à leur capital humain. Elles seront plus à même de mobiliser leurs équipes à l’heure de la reprise, car ne prendront soin de leur entreprise que les collaborateurs dont on aura pris soin au préalable. Et n’auront envie de se mettre au service du collectif que les talents qui auront éprouvé la fraternité.
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Alexandra Bidet est sociologue, chargée de recherches au Centre national de la recherche ...
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