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L’attractivité de l’industrie ne se fera pas sans réenchanter le travail à l’usine

Nous l’écrivions déjà, il y a quelques mois : il faut réindustrialiser, mais où sont les ouvriers ?

Force est de constater que le problème est aujourd’hui encore plus prégnant. Selon une enquête de Bpifrance publiée en juin, 62 % des patrons de PME et ETI industrielles interrogés déclarent rencontrer des difficultés de recrutement et 60 000 postes sont vacants. Or, une partie très significative de jeunes, formés aux métiers industriels et s’insérant sur le marché de l’emploi ne s’orientent pas vers des métiers industriels (entre 8 et 46 % selon les formations).

Pour relever ce défi, on peut à juste titre questionner l’appareil de formation. Mais selon nous, les raisons d’un taux d’évaporation aussi élevé entre les jeunes formés à l’industrie et ceux qui s’y orientent réellement sont ailleurs. C’est en tout cas la conviction que nous avons développée dans le cadre d’une enquête réalisée pour l’Ameublement français, qui entendait répondre à une question simple : quel est le regard des jeunes sur l’industrie ?

“L’industrie c’est super…”

Au travers d’un sondage réalisé avec l’institut de sondage Ipsos, nous avons donc sondé 1 050 jeunes de moins de 35 ans sur leur perception de l’industrie française:  Même son de cloche que du côté de l’enquête Les lycéens et l’industrie d’Opinion Way pour les Arts et Métiers Paristech et la Bpifrance. Que l’on soit lycéen, étudiant, alternant ou jeune actif, on pose sur l’industrie un regard citoyen, gratifiant : l’industrie, “c’est bien” parce que c’est pourvoyeur d’emplois et de développement des territoires. 81 % des lycéens sondés pensent que les ETI industrielles créent des emplois en France. 

Ce regard de la jeunesse sur l’industrie est l’illustration d’une certaine évolution des mœurs industrielles en France, après des années de mondialisation économique et de délocalisation de la production. Un nouveau récit français valorisant les secteurs du secondaire dans l’équilibre économique et social a fait son bout de chemin. D’ailleurs, dans le baromètre Rôle du gouvernement de l’International Social Survey Program réalisé tous les dix ans, les Français sont plus nombreux à être favorables au soutien des industries en difficulté pour protéger les emplois en 2016 (75,2 %) qu’en 1996 (67 %). Cette mouvance s’est accélérée sous l’effet du changement de paradigme étatique post Covid, avec le sujet industriel qui s’est retrouvé au cœur de la campagne présidentielle. Dans la même veine, dans un sondage Ifop de mars 2022, 93 % des Français étaient d’accord avec le fait que la crise du Covid a mis en lumière les conséquences, notamment sociales, de la désindustrialisation de la France. À la question « Quels sont les éléments à l’origine du déclin des territoires ? », les Français répondent en premier, à 48 %, « La fermeture des principales industries et les délocalisations ».

Résultat : chez les jeunes aussi, les bénéfices économiques et sociaux du Made in France se sont installés dans les esprits.

Ce nouveau récit industriel, des succès français l’incarnent : on pense par exemple à la Silicon Valley de la microélectronique à Grenoble où de nombreuses usines se créent et se développent ;ou encore à la fabrication de batteries, que ce soient celles du taïwanais ProLogium, ou du champion français Verkor dans le bassin de Dunkerque.

“… Mais pas pour ma carrière”

Et pourtant, et c’est bien là que réside tout le paradoxe, les jeunes se projettent peu professionnellement dans l’industrie. Là encore, les chiffres parlent d’eux-mêmes : lorsque nous avons demandé aux moins de 35 ans “Envisageriez-vous de travailler dans un secteur industriel ?”, seulement 14 % nous répondent “oui tout à fait”, et ce chiffre tombe à 9% pour les jeunes en étude. À la question “Parmi les raisons suivantes, quelles sont celles pour lesquelles vous n’aimeriez pas travailler dans l’industrie ?”, ils répondent simplement “ça ne m’intéresse pas” à 53 %. 

C’est donc bien ici que se niche le paradoxe de l’attractivité des métiers de l’industrie, entre une image positive de la réindustrialisation de la France et une perception délétère du travail dans le secondaire. Creusons plus loin le sujet. Pourquoi, si l’on a réussi à revaloriser l’image sociétale de l’industrie (et nous revenions de loin), n’a-t-elle pas été suivi d’une marque employeur revalorisée ? 

Lorsque les lycéens sont interrogés sur ce qu’ils projettent derrière l’« industrie de demain », ils évoquent en premier lieu sa dimension technologique à 43 %, loin devant l’écologie (à 30 %) et encore plus loin devant les valeurs éthiques (à 24 %), sous-tendant une industrie respectueuse de l’humain et de ses employés. Seulement 53 % pensent que les ETI industrielles proposent des métiers intéressants. Et parmi les lycéens qui ont une mauvaise image de l’industrie, la première raison invoquée concerne des conditions de travail peu attrayantes (choisie à 60 %). 

C’est donc ici que réside le nerf de la guerre de l’attractivité : on a allumé la flamme des collectivités et des entrepreneurs pour en forger une coalition convaincue et engagée dans la réindustrialisation ; on a vanté les vertus de l’industrie en termes de souveraineté économique, en termes de développement des territoires, et d’un point de vue social pour les emplois qu’elle crée aussi… Mais on s’est trop peu investi dans la réinvention de l’imaginaire autour du travail industriel. 

Résultat : 87 ans après la sortie des Temps modernes et quelques générations plus tard, les jeunes projettent toujours sur les métiers de l’industrie des scènes à la Charlie Chaplin. “Travail à la chaîne”, “travail aliénant”… Voici les mots qu’ils nous ont partagé. 

Et maintenant ? Au turbin. 

Pas de réindustrialisation sans désirabilité du travail industriel. Donc, on se retrousse les manches. Aussi volontaires et engagés que soient les patrons du territoire pour faire vivre des modèles sociaux qui tiennent la route, le rapport au travail des Français a connu ces dernières années de grands moments de questionnement et d’introspection, affirmant leurs attentes et exigences à l’égard de l’entreprise. À l’usine aussi, il faudra y répondre. 

Ceci impliquera des chantiers de transformation qui devront avoir l’audace de remodeler jusqu’au bout des usines les organisations humaines du travail et pas seulement l’appareillage technologique. Et nous ne parlons pas ici d’une modernisation superficielle du modèle social, où il faudrait tenter par tous les bouts d’injecter de la flexibilité. Mais d’une modernité qui répond aux attentes profondes des travailleurs français, à savoir : un travail de qualité. Et à l’usine comme ailleurs, le premier levier de sens et d’engagement au travail reste la qualité du management et de l’organisation du travail. 

Cette réflexion sur la qualité du travail industriel devient de plus en plus prégnante alors que se généralise depuis plus de trois ans maintenant la pratique du travail à distance, accentuant la fracture entre les populations de cols blancs et de cols bleus. Alors que l’équité est abîmée, l’attractivité de métiers qui ne peuvent se passer d’un ancrage territorial est mise à mal. Il devient donc urgent de réenchanter le travail à l’usine.  

Réveiller la belle endormie

Mais les filières industrielles regorgent aussi de trésors qu’il conviendrait de mieux valoriser. C’est ce que nous avons mesuré lorsque nous sommes partis, sous le mandat de l’Ameublement français, à la rencontre de jeunes salariés du secteur, pour comprendre ce qui les avait fait venir et pourquoi ils restaient. 

Tout d’abord, loin d’un travail individuel, répétitif et mécanisé, ils nous ont parlé d’un collectif de travail soudé. “Même si on fait un métier technique qui nous plaît, on a besoin d’avoir une équipe qui nous soutient, dont on sait qu’on peut compter sur elle,” nous partageait un ingénieur. Cette équipe soudée, ils la vivent et ils la racontent. Et c’est d’ailleurs ce que les jeunes recherchent. Lorsqu’on leur a posé la question “Que cherchez-vous en priorité dans votre futur travail ?”, ils hissent “une bonne ambiance d’équipe” à la troisième place parmi huit possibilités, juste derrière la rémunération et l’équilibre vie pro/vie perso, et loin devant les responsabilités ou encore la situation géographique. 

Ils nous ont ensuite parlé d’apprentissage, du sentiment de s’enrichir au quotidien auprès de ceux qui sont réunis autour d’un même objectif de production. “Il y a une réelle pluridisciplinarité, on rencontre plein de métiers et il y a beaucoup de perspectives d’évolution,” témoignait un designer de l’ameublement. Cette diversité des métiers est d’ailleurs reconnue par les lycéens qui l’associent naturellement aux entreprises industrielles (à 86 %). Ne reste plus qu’à faire la démonstration du fait que cette diversité de métiers est synonyme de développement et d’épanouissement professionnel. 

Ils nous ont enfin parlé de quête d’utilité. Viscérale, chevillée au corps. “J’ai choisi le métier d’ingénieur industriel pour être utile : je veux vraiment pouvoir trouver des solutions pour servir à quelque chose.” Servir la transition environnementale, par exemple, dans un pays dont les normes de production industrielle permettent de repenser les impacts environnementaux des secteurs. Et puis servir tout simplement le quotidien des gens aussi, avec des produits fiables. “L’industrie, ça m’évoque la qualité. C’est normé, rodé, car répété. Tu n’industrialises pas quelque chose si tu n’es pas sûr à 95 % de sortir une pièce qui fonctionnera,” nous disait un jeune sondé. À l’heure des bullshit jobs et des quêtes de sens, l’industrie est un boulevard de métiers dont l’impact est tangible, palpable.

Comment ? Du savoir-faire au faire savoir. 

Ces nouveaux récits pour narrer le travail industriel tel qu’il est réellement ne se répandront pas sans égéries. Le secteur a besoin de nouveaux role models — pas uniquement patronaux — qui incarnent la richesse et la diversité des métiers de l’industrie dans toutes ses palettes de couleur, du col blanc au col bleu en passant par le ciel, puisque l’industrie est aussi le secteur de l’ascenseur professionnel, où l’on peut passer plus facilement qu’ailleurs de fonctions opérationnelles à des fonctions d’encadrement. 

Ces nouvelles égéries en puissance, il faut les mettre en capacité de porter la voix pour les faire briller, leur donner la mallette de compétences d’un ambassadeur. C’est ce que nous nous sommes attelés à faire humblement avec la complicité et l’engagement d’Emmanuel Rouve, directeur de l’Institut de Formation Technique de l’Ouest, aux côtés des jeunes chaudronniers en apprentissage que nous avons formés à la prise de parole. Ce n’est qu’une pierre à l’édifice, car la tâche est immense. 

Ces nouvelles égéries, ce sont donc aussi vous. Ces esquisses de narratifs, faisceaux de récits qui nécessitent tous les grands conteurs d’histoire mobilisables pour faire à nouveau rêver d’industrie la jeunesse qui arrive sur le marché du travail. Ce papier est donc un appel du pied pour la relève politique qui ose s’adresser aux jeunes, même ceux qui ne votent pas. Pour les patrons du territoire qui sont prêts à ouvrir les portes de leur usine pour faire découvrir leur monde de production. Pour les parents libres qui s’émancipent des injonctions à la compétition tertiaire pour leur progéniture. Pour les professeurs qui n’ont plus peur des délocalisations et qui sont prêts à conseiller les carrières industrielles. Pour vous, quoi. 

Par Rose Ollivier et Jean-Baptiste Rannou

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