Aller au contenu

Notre bibliothèque

Le bureau, gardien du collectif : (re)faire corps

Alors que l’épidémie ne semble pas avoir dit son dernier mot et ancre de nouvelles règles sociales, alors que le télétravail s’impose comme une nouvelle norme dans les modes de travail, il nous a semblé crucial de rappeler le rôle fédérateur du bureau, pour que la crise sanitaire n’en sonne pas le glas définitivement mais impulse plutôt sa réinvention.

Des vents contraires : manquer des autres, c’est se manquer soi-même

Le confinement puis la distanciation physique laisseront nécessairement des traces dans les inconscients individuels et collectifs. Le contexte actuel met en lumière deux tendances profondément humaines mais fondamentalement contradictoires.

D’un côté, on se rend compte que nous ne pouvons nous suffire à nous-mêmes.

Animal social et politique, l’humain est naturellement et viscéralement porté vers autrui et vers la mise en œuvre d’un collectif ou d’une praxis1 commune. Ce n’est même qu’à cette condition qu’il peut véritablement accomplir son humanité et développer tout son potentiel. A ce titre, manquer des autres c’est se manquer soi-même. La dernière enquête The Boson Project2 réalisée pendant le confinement le souligne : les questionnements existentiels des travailleurs français aujourd’hui concernent majoritairement le rapport à l’autre et le besoin quasi-épidermique de sentir, toucher, interagir directement et sans médiation aucune, avec autrui. « Le mot « collègue » est ainsi le troisième mot le plus employé après “sens” et “envie” lorsque l’on demande aux répondants leurs principales sources de motivation pour retourner au travail » note Emmanuelle Duez.

D’un autre côté, s’oppose à cette soif de l’autre l’individualisme de nos sociétés.

À l’heure du « développement personnel », l’individu prend pour criterium son propre bien-être avant de composer avec les autres. Se mouvoir dans une action collective, faire émerger une praxis commune…autant de pratiques qui s’avèrent difficiles alors que la distanciation physique a conduit à la légitimation de ce solipsisme3. Car, pendant le confinement, autrui n’était perçu que virtuellement (à travers le medium informatique, au gré des réunions Zoom et des discussions Slack), comme source de production professionnelle, sans face-à-face immédiat et sensoriel. A l’ère du télétravail de masse, l’Autre se représente plus qu’il ne se présente à l’autre, pour n’offrir qu’une image désincarnée et désensibilisée de sa propre personne.

Manager en temps de crise : un rôle fédérateur

La désagrégation du tissu social se retrouve dans le monde entrepreneurial, comme en témoigne la difficulté actuelle des leaders à rassembler leurs équipes. Pour Emmanuelle Duez, les véritables tenanciers du collectif seront les dirigeants à même de faire la démonstration que la multiplicité des individus au sein d’une équipe n’est pas un obstacle à franchir pour créer de la communauté, mais bien un moyen pour l’action commune.

Dans ce contexte, l’excellence managériale n’est plus un simple nice-to-have

Plus un simple nice-to-have mais la seule capable de réorganiser le champ pratique en y dessinant de nouveaux possibles. Pour ce faire, Emmanuelle Duez distingue trois leviers principaux : la capacité à pouvoir décliner le leadership à l’intérieur des organisations avec des relais de qualité, la capacité à manager en sur-mesure pour réparer les fragilités individuelles et les inégalités, et surtout la capacité à opérer la remontée en puissance opérationnelle au sein des équipes.

Le care dans des organisations intergénérationelles

Cette excellence humaine, et notamment cette faculté de prendre soin individuellement des collaborateurs, devra surtout se déployer sur le territoire intergénérationnel. « Le virus crée des clivages qui vont exacerber les disparités qui existent déjà dans le contrat psychologique que l’on noue avec l’entreprise en fonction des âges. À l’heure où l’entreprise réunit en son sein plus de générations que jamais, fédérer tout le monde autour d’un même projet collectif et d’une même culture corporate apparaît comme une tâche essentielle. ». Alors que la covid-19 frappe majoritairement les anciennes générations, que les jeunes s’approprient beaucoup plus facilement les nouveaux gestes numériques de télécommunication tout en ayant un besoin accru d’accompagnement, et que les générations intermédiaires – retenues par des enfants alors que l’ouverture des écoles a longtemps été hésitante – sont bloquées par une reprise scolaire encore très frileuse, maintenir une équité inter-générationnelle semble pourtant être l’un des prérequis à la praxis commune de demain. En ce sens, le manager devra plus que jamais se faire le chef-d’orchestre de ces diversités générationnelles.

Des bureaux réinventés et incarnés, garants du collectif

Alors que le télétravail et ses déclinaisons (home office, nomadisme, remote company…) sont prônés à tout-va, nous ne pouvons croire à la disparition totale des bureaux. La nécessité du lieu de travail se fait l’écho du besoin de retrouver nos collaborateurs engagés dans une même aventure entrepreneuriale. Pourtant, la fonction des bureaux ne trouvera sa pleine dimension si et seulement si les espaces se réinventent pour s’adapter aux nouvelles conditions de travail et aux récentes aspirations des collaborateurs. A cet égard, nous présumons deux phénomènes à venir.

D’un côté, une nécessaire expansion des bureaux sur tout le territoire

« Nous sommes des homo numericus, des travailleurs disposant de tout un panel d’outils digitaux pour mener à bien leur mission. A l’éclairage du confinement, les collaborateurs n’accepteront plus de se déplacer pour aller travailler dans les locaux froids des grandes tours et les talents déclineront des perspectives de carrières qui seront uniquement parisiennes. Il faudra répartir les espaces de travail en écosystèmes à géométrie variable sur tout le territoire » remarque Emmanuelle Duez. Si l’éclatement géographique des lieux de travail, autrefois très centralisés autour du siège social, était une tendance qui était déjà en train de se dessiner, ce phénomène sera très probablement accéléré par la découverte forcée de nouveaux modes de travail.

De l’autre, une plus forte personnalisation des bureaux en lieux totems

« Pour avoir envie de se déplacer, après avoir fait la démonstration qu’une grande partie du travail était techniquement téléportable en tout lieu, il faudra que les espaces mis à disposition par l’entreprise aient ce « supplément d’âme » dont parlait Bergson. Ces lieux choisis doivent devenir l’incarnation la plus juste de ce qui réunit les hommes et les femmes dans le projet collectif de l’entreprise. » Alors qu’avec le télétravail « l’activité se retrouve déconnectée de sa finalité sociale » comme le notait déjà Danièle Linhart4, le bureau, véritable symbole du collectif, représente et matérialise le lien social.
Il s’agit, en somme, de faire de ces espaces le reflet physique de la culture managériale et des modes de travail de l’entreprise. Exit les bureaux privés et statutaires, il faut favoriser les boudoirs, ces lieux d’échanges intimes et de face à face, tout en restaurant les espaces plus larges pour se retrouver en équipe. Charles Marcolin, PDG et fondateur de Korus, le soulignait déjà lorsque nous l’interrogions il y a quelques semaines5 : les bureaux doivent être des « des lieux de partage, d’apprentissage, de transmission, de convivialité » évalués selon leur « valeur d’usage, c’est-à-dire sur les services rendus aux occupants par le bâtiment et son environnement. »

Le rôle social des bureaux

L’entreprise est avant tout une communauté

Il y a tout à gagner lorsque l’économie d’une entreprise (l’art de bien administrer une maison, du grec oïkonomia, gestion de la maison) se reflète dans son écosystème (formé du même terme oïkos, la maison et de sustêma, l’assemblage). Ainsi, il faut pouvoir penser chaque organisation comme une communauté d’individus en relation avec un environnement (les bureaux) qui lui-même garantit et souligne les échanges et les interdépendances entre collaborateurs. Raison pour laquelle les espaces de travail sont bien les gardiens de la praxis commune, c’est-à-dire de l’activité engagée au sein de l’entreprise. Car toute association humaine implique nécessairement une dynamique collective qui ne peut émerger que dans les espaces écosystémiques faisant aller-retour avec les valeurs altruistes de l’entreprise.
Parce que les bureaux sont vecteurs de lien social, parce qu’en leur sein priment le collectif sur l’individuel, le sensoriel sur le digital, le tangible sur le désincarné, pour tout cela, le bureau est une zone à défendre.

Les bureaux, un lieu d’équité sociale

De surcroît, ces espaces sont indéniablement un lieu de justice sociale, que le politique ne parvient pas toujours à assurer. C’est ce que constate Véronique Bédague-Hamilius6, PDG de Nexity Immobilier d’Entreprise : « Le bureau est le lieu qui permet de confronter différentes réalités sociales, d’échanger sur les difficultés des collaborateurs, les souffrances personnelles (…), il offre une égalité de traitement, une expérience commune qui met tout le monde au même niveau (…) et gomme les inégalités sociales, alors que le télétravail les souligne. ». Chacun d’entre nous ne possède pas chez soi les mêmes conditions pour mener à bien son activité professionnelle ; les disparités se sont révélées criantes à l’heure du confinement. A ce titre, le home office à temps complet peut avoir des effets dévastateurs : le chamboulement de l’espace-temps de travail, les discriminations liées aux conditions de vie ou les inégalités hommes-femmes se sont révélées d’autant plus problématiques : « Aller au travail est le moyen de casser toute forme d’assignation à résidence (…) les arbitrages se sont faits au détriment des femmes qui, majoritairement, se sont arrêtées de travailler pour garder les enfants » note Véronique Bédague-Hamilius.

Des territoires d’excellence humaine à défendre

Autant de problématiques à prendre en compte et à intégrer dans nos réflexions sur les nouvelles manières d’habiter nos lieux de travail. « Les bureaux des territoires d’excellence humaine qui doivent être défendus à tout prix, même s’ils doivent être massivement réinventés dans la forme et le fond » ajoute Emmanuelle Duez. Charge aux bâtisseurs de bousculer leur manière de penser afin de concevoir des espaces tertiaires innovants intégrant davantage la complexité des problématiques humaines, managériales, culturelles, organisationnelles et stratégiques qui parcourent les entreprises pour faire de ces lieux des espaces de vie qui vibrent et résonnent en faveur des hommes et les femmes qui s’y abritent.

Notes

1 La praxis est un concept philosophique théorisé par Aristote. Elle désigne la pratique ou l’action, c’est-à-dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transforment le sujet.

2 In(tro)spection du travail : enquête sur les mutations en cours de notre rapport au travail, The Boson Project, 2020

3 Théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.

4 Télétravail : « L’activité se retrouve déconnectée de sa finalité sociale », Libération, 29 avril 2020

5 Rose Ollivier & Pierre Jollivet pour The Boson Project, « Les dirigeants de PME/ETI à la barre – Charles Marcolin », juin 2020

6 Véronique Bédague-Hamilius, « Le tout télétravail n’est pas un projet de société », Les Echos, juillet 2020

Pour poursuivre votre lecture sur la même thématique :