Définir la raison d’être et le concept d’aménagement d’un campus dédié à l’entrepreneuriat
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février 2024
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Alors que la période met en lumière les métiers du soin, les applications managériales du Care semblent de plus en plus imprégner les règles du jeu en entreprise. Au-delà de ces nouvelles injonctions managériales, ne faut-il pas plutôt esquisser une véritable transfiguration de notre rapport à l’Autre, à travers un art d’être ensemble et d’être au monde ? C’est la question posée dans cette tribune par Emmanuelle Duez et Justine Dupuy, à l’occasion de la parution de leur livre Le Goût des autres (éd. L’Observatoire, 2020).
La crise laissera des stigmates sans précédent sur le soin que nous portons à notre environnement de travail, cet espace privilégié d’interaction et d’échange avec autrui. Equipe, collègues, boss, collaborateurs… Nous existons avec d’autres individus que nous côtoyons à travers des prismes spatiaux, comme le bureau. Ces espaces sont nécessaires en ce qu’ils médiatisent nos rapports interhumains et permettent une coopération directe, spontanée et sensorielle. Si le confinement signait l’avènement du télétravail de masse, les experts tirent aujourd’hui la sonnette d’alarme à l’égard de l’enfant prodige de la télécommunication.
C’est que le home office comporte au moins trois écueils majeurs. D’abord, il réduit le travail à sa stricte performance comprise comme une simple expérience transactionnelle entre un employé invisibilisé et une entreprise dématérialisée. Aussi, le télétravail privilégie l’égalité sur l’équité.
Sur le papier, tout le monde est logé à la même enseigne (le travail à la maison), sauf qu’évidemment, tout le monde n’a pas le même cadre de vie et donc les mêmes conditions réelles de travail selon son logement, son genre, sa situation familiale, ou tout bêtement la qualité de sa connexion Internet. Alors que le bureau nivelle les modalités de travail, le home office renforce les inégalités entre les collaborateurs.
Son troisième écueil consiste en sa déréalisation des rapports avec l’autre, dont on ne reçoit que des bribes médiatisées par le numérique. L’enjeu n’est pas alors de supprimer ces échanges – dont l’usage montre l’utilité – mais de ne pas systématiser les rapports de travail en liaisons strictement digitales.
32% des télétravailleurs souffrent d’un manque d’accompagnement
D’après une enquête Malakoff Humanis réalisée en mai dernier, 40% des télétravailleurs constatent une dégradation de la qualité du lien avec leurs relations de travail, et 32% souffrent toujours d’un manque d’accompagnement.
Toutefois, l’enquête révèle aussi que beaucoup de collaborateurs peinent encore à retrouver l’envie du bureau. A l’ère du flex office, de l’open space, et de la surconcentration des espaces de travail dans les « quartiers de bureaux » (où les transports sont bien souvent impraticables), aurait-on oublié de faire de ces lieux des espaces de travail confortables, conviviaux1 et hospitaliers2 ? Cela expliquerait en grande partie les difficultés à attirer de nouveau les employés dans les bureaux, et confirme l’absolue nécessité de repenser les espaces de travail dans lesquels œuvrent les relations interindividuelles. Car, au-delà des prérogatives RSE, des certifications immobilières uniformisées, des tendances « bien-être » (de la machine à smoothie au baby-foot), et de la sur-responsabilisation des managers (qui doivent remédier à tout ce que l’organisation ne veut ou ne peut mettre en place), c’est bien d’une esthétique du soin dont nous avons besoin.
Une esthétique du soin ou la manifestation sensible d’une culture de l’attention et du soin. Une incarnation qui se ferait dans les murs, qui se respire, qui se voit, qui se vit, c’est-à-dire qui insuffle et inspire le Care plutôt qu’elle ne l’ordonne et ne le moralise, pour que le soin s’opère avec naturel et authenticité et que le bureau redevienne le temple du collectif.
La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, précurseure du design with care le dit : « Le soin est la seule manière d’habiter le monde. » Or, si le soin est une éthique, c’est-à-dire étymologiquement (du grec, ethos) une manière d’être, nous habitons d’abord et surtout le monde dans les espaces dans lesquels nous travaillons.
Comment, alors, ne pas envisager d’appliquer le soin et l’attention portés à nos collaborateurs jusque dans nos murs ? Faire exister le collectif dans des espaces favorisant l’attention avant la gestion, c’est placer au principe des projets (im)mobiliers les relations d’interdépendance de chaque maillon de l’entreprise.
L’urbanisme sensoriel appelle à une conception des espaces plus soucieuse du ressenti et des émotions individuels et collectifs qui seront vécus en ces lieux
La sociologie de l’espace ne dit pas autre chose lorsqu’elle suggère que la science de l’aménagement, cet art de concevoir les lieux, entretient des liens étroits avec la manière des hommes d’être au monde et à autrui. De nombreuses recherches montrent que l’identité sonore, olfactive et visuelle d’un lieu influencent notre activité cognitive et émotionnelle.
C’est d’ailleurs le grand retour de ce que l’on appelle l’urbanisme sensoriel3 : alors que l’urbanisme moderne s’est construit dans cette « opposition de la ville contemporaine avec la nature, les sens, la vie collective, la variation des saisons, la mémoire du temps qui passe… », l’urbanisme sensoriel appelle à une conception des espaces plus soucieuse de l’expérience des usagers et du ressenti et des émotions individuels et collectifs qui seront vécus en ces lieux.
Jacques Ferrier a également conceptualisé ce qu’il appelle la ville sensuelle : « Remplacer l’urbanisme de géométrie par un urbanisme d’atmosphères, de matérialités, de contexte, mêlant architecture et paysage. » Une approche pour mieux concevoir les social corridors, ces espaces qui engagent le faire et le vivre ensemble4.
Le philosophie Henri Bergson, lui, envisageait un « supplément d’âme5 » comme nécessaire à la matière pour l’élever moralement. Car si les organisations augmentent la capacité d’agir des individus à travers des structures gigantesques, il manque à ces milieux – parfois de haute technicité – l’incarnation esthétique des valeurs éthiques qui rassemblent les collaborateurs.
Et si l’esthétique n’était pas autre chose que le dehors de l’éthique ?
La disproportion, la centralité et le caractère souvent inadapté, impersonnel, froid ou standardisé des bureaux d’aujourd’hui impliquent une rupture de la continuité entre la vie et le travail, la sensibilité et la productivité, entre la personne et le poste qu’elle occupe. « L’éthique, c’est l’esthétique du dedans », disait le poète Pierre Reverdy. Et si l’esthétique n’était pas autre chose que le dehors de l’éthique ? En donnant du sens à l’apparence des lieux de travail, il s’agit de rétablir le déséquilibre entre la matérialité de l’entreprise et l’esprit des individus. Choisir les espaces de travail et les objets qui l’habitent avec soin est donc essentiel pour que ce dernier puisse rayonner dans les usages qu’en feront les collaborateurs.
En d’autres termes, il s’agit d’objectiver, de rendre tangible l’attention apportée aux collaborateurs jusque dans les espaces. Seule une nouvelle pensée de l’urbanisme et du design d’entreprise permettra aux individus d’habiter les bureaux, au sens fort, c’est-à-dire de prendre possession des lieux de manière autonome et créative. Seule une pensée inédite de l’éthique en entreprise, qui descend de la tête au coeur et de la raison à la sensibilité, fera en sorte que les travailleurs demeurent au bureau, s’y arrêtant suffisamment pour prendre soin des uns et des autres dans des espaces prévus à cet effet.
1 / Convivial peut ici, en plus du sens commun, être entendu à la manière d’Ivan Illich. Un lieu convivial serait alors un espace de créativité et de libre utilisation des dispositifs mis à la disposition des travailleurs, qui permet une utilisation aisée et favorise l’autonomie personnelle et collective.
2 / Le mot s’inscrit directement dans la tradition du soin, l’hospitalier étant, jadis, un religieux qui soignait les malades dans les hôpitaux.
3 / FERRIER, Jacques. « La ville sensuelle », dans Pavillon France, sous la dir. de J. Ferrier, p. 90–93. Paris : Archibooks, 2010.
4 / Enquête Happy City, « Designed to engage : policy recommendations for promoting sociability in multi-family housing », p24–27 “Social corridors”
5 / BERGSON, Henri. Les Deux Sources de la morale et de la religion, Alcan, 1932.
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