Aller au contenu

Notre bibliothèque

Les startups face aux enjeux humains de l’hypercroissance

Quelques mois après le début de la vague #balancetastartup, nous nous sommes penchés sur les dérives humaines de l’hypercroissance que peuvent traverser certaines entreprises de la tech en plein essor et les conditions qui pourraient leur permettre de grandir sainement : les fondations solides d’un modèle social adapté.
À chaque époque ses révolutions techniques et sociales et ses mutations du travail. La nôtre n’est pas en reste et au cœur de ces mutations, les entreprises de la tech occupent une place de choix.

Depuis les années 2000, et de manière accélérée avec la crise sanitaire, le travail se trouve bouleversé, par l’avènement des NTIC[1]. Les fondamentaux sur lesquels on avait bâti le droit contemporain sont renversés : “par exemple l’idée de permanence et d’éternité professionnelle – sur laquelle on a bâti le CDI – est finie, de même que le lien de subordination tel qu’on l’entendait,”[2] illustre Emmanuelle Barbara, avocate associée chez August Debouzy. Au cœur de ces mutations, le secteur de la tech – pour lequel les NTIC sont à la fois le moyen et la fin, un outil et le cœur de la proposition de valeur – est à la fois auteur et réceptacle de dérives.

Depuis quelques temps, en effet, les scandales éclatant au sein de plusieurs nouvelles pousses de la tech, fissure la vitrine glamour du secteur : le mythe de la boîte cool – où se rueraient jeunes talents en quête d’expériences collaborateur fabuleuses – tombe des nues. C’est que leur développement n’est pas aisé :

Dans la course à se positionner en relève des GAFAs, les startups sont prises dans un double étau clients-actionnaires.

Ce sont par nature des défricheuses de nouvelles solutions, attendues au tournant pour faire la preuve de leur utilité et de leur suprématie. Elles subissent la coercition des utilisateurs et grandissent sous la houlette d’un système financiarisé qui, bien que leur donnant les moyens de leur réussite et leur offrant les conditions de leur croissance accélérée, les contraint également dans leur gestion. La priorisation est mise sur l’impératif de monopole du marché pour permettre les économies d’échelle qui convaincront les investisseurs d’avoir choisi le bon “cheval de bataille” dans un environnement sous haute tension concurrentielle. C’est souvent dans ces momentum de levées de fonds que l’aventure – celle, à l’origine, d’un ou plusieurs pionniers visionnaires habités par la possibilité d’avoir de l’impact à grande échelle – doit faire face à l’enjeu de structuration et d’optimisation. Et si les dimensions commerciales et financières ont alors la part belle de la sécurisation de la croissance, le volet humain est trop souvent relégué au second plan.

Capter les signaux faibles de dérives humaines

l existe bien des tentatives pour repérer les dérives humaines, en témoignent les baromètres de l’engagement et du bien-être. Mais ceux-ci sont malheureusement insuffisants, voire biaisés. Laurie du Boullay, Head of culture chez Dataiku, en atteste : “le peu d’indicateurs people qui existent aujourd’hui dans le milieu de la tech sont mal construits. On met en place des NPS[3] alors que ce n’est pas ce qu’on cherche à savoir, cela ne détecte pas les signes avant-coureurs de dérives.” Des outils quantitatifs qui ne placent donc pas le curseur au bon endroit pour obtenir une radiographie juste du climat social et qui parfois même confortent les fondateurs sans relever les déviances.

À cela s’ajoutent les limites du purement quantitatif :

L’humain, souligne Laurie, a contrario de l’informatique, n’est pas binaire. Il requiert de pouvoir en cerner quelques subtilités.

Calculer l’incalculable[4], c‘est bien là que se nichent les dérives d’une gouvernance par les nombres. Edgar Morin, sociologue et philosophe, décrypte cette tendance à sacrifier la complexité humaine derrière les chiffres : “la réflexion est sacrifiée au nom de l’efficacité de la pensée […], efficacité calculée selon la logique quantophrénique[5] des experts, très rarement soumise à méditation. Partout s’accumulent les résultats de sondages, enquêtes, évaluations, recherches, sans qu’on cherche à y réfléchir.”[6]

Les indicateurs mériteraient ainsi d’être affinés et combinés à des approches plus qualitatives, pour aller chercher les causes racines de signaux faibles inquiétants. En sociologie des organisations, on a recours à une recherche qualitative de terrain, qui se définit comme “impliquant un contact personnel avec les sujets […], principalement par le biais d’entretiens et par l’observation des pratiques dans les milieux mêmes où évoluent les acteurs”.[7] Une analyse in situ pour une matière récoltée authentique et contextualisée. Au sein de l’entreprise, cette prise de pouls nécessite avant tout une certaine posture d’écoute et une considération accrue des salariés.

Grandir sur des bases saines

Mais capter les signaux faibles ne suffit pas et la problématique mérite d’être adressée par les fondateurs beaucoup plus en amont, dès les prémisses de la croissance.

Alors que les actifs de ces jeunes pousses reposent avant tout sur le “jus de cerveau” de leur capital humain, les entrepreneurs pris dans ce double étau client-actionnaire prennent peu le temps de structurer un modèle social propice à la performance durable. En témoignent les nombreux départs qui suivent les levées de fonds. En effet, alors que les sirènes actionnariales pourraient orienter les dirigeants vers une taylorisation du travail pour rationaliser l’effort, cette approche se confronte cependant à deux réalités humaines. Tout d’abord les collaborateurs de la première heure, qui ont été des atouts clés dans les premières étapes de la croissance, vivent souvent mal le fait de voir évoluer les modes de travail vers une procédurisation (ils ont le sentiment d’être contrôlés et contraints après un engagement sans faille). On observe également un sentiment de déracinement : l’entreprise en hypercroissance, qui recrute et qui mute parfois plus vite qu’eux, ne leur appartient plus.

Face à cette accélération, investir sur le capital humain est d’autant plus crucial :

  • Pour embarquer correctement les nouvelles recrues et leur transmettre l’ADN de l’entreprise,
  • Pour aligner régulièrement le corps social en prenant le temps de la transmission d’informations et de la pédagogie autour des pivots,
  • Plus globalement, pour structurer un modèle social qui permette d’accompagner les enjeux business de la croissance tout en préservant les intangibles culturels et sociaux. Le modèle social implique en effet de « penser l’entreprise à la fois comme une unité productive orientée vers un marché et comme un système de relations sociales complexes »[8] alors que trop souvent ces deux dimensions sont pensées de manière dissociée. Modèle managérial et modes de travail, promesse employeur et parcours employé, rites et rituels, forment un tout aligné avec la mission de l’entreprise.

 S’il est bien facile derrière un seul slogan “balance ta start up” de toutes les pointer du doigt, les startups, nous le croyons, ont de beaux jours devant elles à la condition de prendre le temps de poser un modèle social qui convienne à chacune. En prenant le parti de la disruption des usages et des comportements, elles font fait le choix de l’ambition, de l’exigence et des talents, qui font eux-mêmes le choix de l’impact et de l’engagement. En s’appliquant en interne une analyse fine et un design de solutions sociales adaptées aux enjeux de l’entreprise, comme elles le font déjà pour leurs clients et produits, chacune restera une entreprise unique et singulière où il fera bon travailler. Ce sera le seul moyen de préserver et pérenniser ce qui leur a permis d’émerger avec tant de succès : la flamme des hommes et des femmes qui la composent.

Références

[1] Nouvelles technologies de l’information et de la communication
[2] Emmanuelle Barbara
[3] Le Net Promoter Score est le pourcentage de clients qui évaluent leur probabilité de recommander une entreprise, un produit ou un service à un ami ou à un collègue
[4] Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Coll. « Poids et Mesures du Monde », Fayard, 2015
[5] Terminologie critiquant l’excès d’usage mathématique en sociologie
[6] E. Morin, Enseigner à vivre
[7] P. Paillé et A. Mucchielli, L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales, Armand Colin, 2012
[8] F. Petitbon, C. Claisse, A. Aubert, Un modèle social pour penser l’entreprise dans sa globalité, L’Expansion Management Review 2013/3 (N° 150)